Dopage, justice et controverse : Le Giro 2011 marqué par l’affaire Contador

En mai 2011, Alberto Contador domine le Giro d’Italia de façon magistrale, remportant l’épreuve avec plus de 6 minutes d’avance sur Michele Scarponi. Mais cette démonstration de force se transformera en l’une des controverses les plus retentissantes du cyclisme moderne. Neuf mois après sa victoire, le Tribunal Arbitral du Sport déclasse l’Espagnol suite à un contrôle positif au clenbutérol datant du Tour de France 2010. Michele Scarponi hérite alors d’une victoire qu’il n’a jamais vraiment fêtée, devenant le premier coureur de l’histoire à remporter un grand tour sans avoir porté une seule fois le maillot de leader.

Le triomphe éclatant qui cachait une tempête

Ce 7 mai 2011, sur la ligne de départ à Turin, Alberto Contador n’est pas un coureur comme les autres. À 28 ans, l’Espagnol est déjà triple vainqueur du Tour de France (2007, 2009, 2010) et a remporté le Giro en 2008 ainsi que la Vuelta en 2008. Mais surtout, il court sous une épée de Damoclès : un contrôle positif au clenbutérol datant du Tour de France 2010, pour lequel il attend encore le verdict définitif.

Le cyclisme de cette période traverse une transition complexe. Après les années noires marquées par l’affaire Festina et les aveux de dopage de Floyd Landis, le sport tente de redorer son blason. L’Union Cycliste Internationale (UCI) cherche à démontrer l’efficacité de ses contrôles et sa volonté de transparence. Dans ce contexte, la présence de Contador au départ du Giro pose question.

« Nous devons respecter la présomption d’innocence, mais cette situation crée un inconfort évident dans le peloton », déclarait alors Vincenzo Nibali, troisième du classement général, dans les colonnes de la Gazzetta dello Sport. Une étrange ambiguïté règne : l’Espagnol a été blanchi par sa fédération nationale en février 2011, mais l’UCI et l’Agence Mondiale Antidopage (AMA) ont fait appel devant le Tribunal Arbitral du Sport (TAS).

L’Etna comme premier acte d’une domination sans partage

Le 15 mai 2011, la 9ème étape du Giro conduit les coureurs au sommet de l’Etna, volcan mythique de Sicile. C’est sur ces pentes que Contador va frapper les esprits. À 6 kilomètres du sommet, l’Espagnol place une accélération fulgurante. Personne ne peut suivre. Il reprend et dépasse José Rujano, parti en échappée, et remporte l’étape avec 59 secondes d’avance sur son poursuivant immédiat.

« Il volait littéralement », se souvient Paolo Tiralongo, présent ce jour-là dans le groupe des poursuivants. « Quand Contador a attaqué, c’était comme si on était à l’arrêt. On ne pouvait que l’admirer. »

Cette victoire au sommet de l’Etna lui permet d’endosser le maillot rose de leader avec 59 secondes d’avance sur Kanstantsin Sivtsov. Un premier coup de maître qui annonce la couleur : Contador est venu pour écraser la concurrence.

Dans les jours qui suivent, il gère son avance intelligemment, évitant les pièges des étapes exigeantes traversant les Apennins. Le peloton semble résigné, bien que certains coureurs comme Nibali et Scarponi tentent régulièrement de le déstabiliser.

586 jours d’attente : la justice sportive en question

En parallèle de la course, se déroule un autre combat, plus discret mais tout aussi intense : celui des avocats et des experts scientifiques. La défense de Contador repose entièrement sur la thèse de la contamination alimentaire : les 50 picogrammes de clenbutérol détectés dans son urine proviendraient d’un steak contaminé, importé d’Espagne et consommé pendant le Tour de France 2010.

Cette valeur infinitésimale – 50 picogrammes équivalent à 0,000 000 000 05 grammes par millilitre – est au cœur de la controverse. Une quantité si faible qu’elle ne pourrait, selon les experts de la défense, procurer aucun avantage physique. Une concentration si infime qu’elle ne serait pas détectable par de nombreux laboratoires moins performants.

« Cette quantité est dérisoire », soutenait le docteur Douwe de Boer, expert engagé par la défense de Contador. « Elle n’a aucun effet physiologique positif sur les performances. »

Mais pour l’UCI et l’AMA, la règle est claire : le clenbutérol est interdit en toute quantité, et l’athlète est responsable de ce qui entre dans son organisme. Une position inflexible qui se heurte à la complexité scientifique du cas.

La théorie de la viande contaminée : crédible ou échappatoire ?

Au fil des kilomètres du Giro, la controverse enfle. La thèse de la contamination alimentaire est-elle plausible ou s’agit-il d’une excuse commode ? Le débat divise la communauté cycliste et scientifique.

En Espagne, le clenbutérol est parfois illégalement utilisé dans l’élevage bovin pour favoriser la croissance musculaire des animaux. Des cas de contamination accidentelle de sportifs ont déjà été documentés, notamment au Mexique et en Chine où les contrôles vétérinaires sont moins stricts.

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Cependant, la thèse de Contador présente des faiblesses. La viande incriminée n’a jamais pu être analysée, et le boucher espagnol qui l’aurait fournie a affirmé ne pas importer de viande d’Espagne. De plus, aucun des coéquipiers de Contador ayant mangé le même steak n’a été contrôlé positif.

Le 24 mai 2011, la course continue et Contador écrase la concurrence dans le contre-la-montre en côte de Nevegal. Il remporte l’étape avec 34 secondes d’avance sur Vincenzo Nibali, creusant encore plus l’écart au classement général. Sa domination atteint son paroxysme.

L’étrange victoire de Scarponi : champion sans maillot rose

Le 29 mai 2011, Alberto Contador franchit la ligne d’arrivée à Milan en vainqueur incontesté. Avec 6 minutes et 10 secondes d’avance sur Michele Scarponi et 6 minutes 56 secondes sur Vincenzo Nibali, sa victoire est l’une des plus écrasantes des années 2000. Sur le podium, il lève trois doigts, symbolisant ses trois victoires sur les grands tours : Tour de France, Vuelta et désormais deux fois le Giro.

« Pour moi, c’est ma troisième victoire au Giro d’Italia, tous les gens qui ont regardé à la télévision, y compris ceux qui m’ont suivi, sont d’accord », déclarait fièrement Contador après sa victoire. Une déclaration qui résonnera de façon ironique quelques mois plus tard.

L’attente du verdict du TAS se prolonge. Initialement prévu pour juin, puis reporté à août, le jugement final n’est rendu que le 6 février 2012, soit 586 jours après le contrôle positif initial. Le verdict est sans appel : suspension de deux ans rétroactive à partir de janvier 2011 et annulation de tous les résultats obtenus depuis le Tour de France 2010, y compris sa victoire au Giro 2011.

Michele Scarponi devient alors le vainqueur officiel du Giro 2011. Un cas unique dans l’histoire du cyclisme : jamais un coureur n’avait remporté un grand tour sans avoir porté le maillot distinctif de leader ne serait-ce qu’un jour.

Le destin tragique du vainqueur par procuration

Le 12 février 2012, lors d’une interview à La Gazzetta dello Sport, Michele Scarponi exprime son malaise face à cette victoire obtenue dans de telles circonstances : « Sur la route, Contador était le plus fort, c’est indéniable. Je ne me sens pas comme le vrai vainqueur de ce Giro. Ce n’est pas comme ça que j’aurais voulu gagner mon premier grand tour. »

Cette déclaration témoigne de l’étrange situation créée par ce déclassement tardif. Les images du Giro 2011 montrent un Contador triomphant, dominant ses adversaires dans les montées les plus difficiles. Effacer ces performances des livres d’histoire semble presque artificiel pour de nombreux observateurs.

Le destin de Michele Scarponi prendra un tournant tragique quelques années plus tard. Le 22 avril 2017, à 37 ans, il décède lors d’un entraînement près de son domicile, percuté par une camionnette. Il n’aura jamais vraiment pu savourer cette victoire au Giro qu’il avait obtenue par procuration.

Vincenzo Nibali, promu à la deuxième place après le déclassement de Contador, utilise cette expérience comme tremplin pour sa carrière. Il remportera le Giro en 2013 puis en 2016, devenant l’un des rares coureurs à avoir gagné les trois grands tours.

L’héritage controversé du Giro 2011

L’affaire Contador a profondément marqué le cyclisme et au-delà, tout le sport de haut niveau. Elle a mis en lumière les zones grises du système antidopage et les incohérences entre les différentes juridictions sportives.

Pat McQuaid, alors président de l’UCI, déclarait après la décision du TAS : « Le processus a été long et complexe, mais cette décision démontre que le système fonctionne. Les coureurs doivent comprendre qu’ils seront tenus responsables même pour les plus infimes quantités de substances interdites dans leur organisme. »

Une vision qui ne faisait pas l’unanimité. Pour beaucoup, cette affaire démontrait au contraire les failles d’un système trop lent et incohérent. Comment justifier qu’un coureur puisse participer et gagner des courses pendant plus d’un an, pour ensuite être déclassé rétroactivement ?

Contador lui-même n’a jamais accepté cette sanction. Lors d’une conférence de presse tenue à Madrid le 7 février 2012, au lendemain de l’annonce de sa suspension, il déclarait : « J’ai toujours défendu mon innocence. La viande contaminée est la seule explication possible. C’est une injustice totale. »

Pour certains observateurs, le cas Contador présente des similitudes avec celui de Lance Armstrong, bien que les contextes soient très différents. Dans les deux cas, des performances exceptionnelles ont été effacées des tablettes officielles, créant un décalage entre la mémoire collective et l’histoire officielle du sport.

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Comment cette affaire a transformé la lutte antidopage

L’héritage le plus tangible de cette affaire a été l’accélération des procédures antidopage. Face aux critiques sur la lenteur du processus, l’UCI et l’AMA ont travaillé à réduire les délais de jugement et à clarifier les protocoles.

Les contrôles se sont également intensifiés, avec une attention particulière portée aux substances pouvant être présentes en quantités infinitésimales. La question des contaminations alimentaires a été prise plus au sérieux, avec des recommandations précises adressées aux athlètes concernant leur alimentation lors des compétitions internationales.

Pour les coureurs eux-mêmes, cette affaire a servi d’avertissement. La responsabilité stricte qui leur incombe concernant les substances présentes dans leur corps, quelle qu’en soit l’origine, est devenue une préoccupation majeure. Beaucoup ont commencé à tenir des journaux alimentaires détaillés et à éviter certains aliments à risque.

Vincenzo Nibali, qui a connu les deux époques du cyclisme, confiait en 2018 : « Le cas Contador a changé notre approche du métier. Aujourd’hui, les coureurs sont beaucoup plus vigilants sur tout ce qu’ils consomment. La peur d’une contamination accidentelle est réelle. »

Le retour du champion et la marque indélébile sur sa carrière

À la fin de sa suspension en août 2012, Alberto Contador revient à la compétition. Avec une détermination farouche, il remporte la Vuelta 2012, comme pour prouver qu’il reste un champion d’exception. En 2015, il gagne à nouveau le Giro d’Italia, cette fois sans contestation, complétant officiellement sa collection de sept grands tours (deux Tours de France, deux Giros et trois Vueltas).

Pourtant, l’ombre du déclassement de 2011 plane toujours sur sa carrière. Dans l’esprit de nombreux fans et observateurs du cyclisme, Contador reste le champion incontestable de ce Giro 2011, où sa domination fut totale. Pour d’autres, ce cas symbolise les ambiguïtés d’une époque où les performances exceptionnelles étaient systématiquement questionnées.

En 2017, lors de sa dernière saison professionnelle, Contador déclarait : « Je sais qui je suis et ce que j’ai accompli. Dans mon cœur, j’ai gagné trois Tours de France, trois Vueltas et trois Giros. Les livres d’histoire peuvent dire ce qu’ils veulent. »

Cette affirmation résume bien le paradoxe de cette affaire : un décalage persistant entre la réalité sportive vécue sur le terrain et la vérité officielle établie par les instances disciplinaires.

Le cyclisme entre science et sport : les leçons d’une controverse

L’affaire Contador a aussi soulevé des questions fondamentales sur les limites de la science dans le sport. La détection de substances à des concentrations infinitésimales pose un défi éthique : à partir de quel seuil une substance devient-elle réellement un agent dopant ? Quand la présence d’une molécule est-elle significative ?

Le cas du clenbutérol est particulièrement problématique. Cette molécule est effectivement utilisée comme dopant à certaines doses, mais peut aussi se retrouver accidentellement dans l’organisme par contamination alimentaire. L’établissement d’un seuil minimum, comme cela existe pour d’autres substances, fait encore débat aujourd’hui.

Le Giro 2011 reste ainsi un moment charnière dans l’évolution de l’histoire des champions mythiques du cyclisme. Il illustre le défi permanent que représente la recherche d’équilibre entre performance sportive et intégrité.

Tout comme Thomas Voeckler et son combat héroïque pour le maillot jaune, Contador a marqué son époque par sa résistance face à l’adversité. Si Voeckler incarnait la lutte du coureur attaquant contre les favoris, Contador symbolise le combat du champion contesté face aux institutions.

En définitive, le Giro 2011 demeure dans les mémoires comme une course à deux visages : une démonstration sportive éblouissante sur le terrain, et une controverse juridico-scientifique complexe en coulisses. Une dualité qui illustre parfaitement les tensions inhérentes au cyclisme moderne, perpétuellement tiraillé entre la beauté du sport et la rigueur des contrôles.

Thibault
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