Seule contre tous : l’incroyable histoire d’Alfonsina Strada, l’unique femme du Giro d’Italia 1924

L’histoire du cyclisme regorge de figures héroïques qui ont défié les conventions. Parmi ces légendes, une femme audacieuse occupe une place particulière : Alfonsina Strada. En 1924, dans une Italie profondément patriarcale, elle devint la première et unique femme à participer officiellement au Giro d’Italia, brisant les barrières de genre dans un sport exclusivement masculin.

L’Italie de 1924 : un cyclisme exclusivement masculin

Au début des années 1920, l’Italie se remet lentement de la Première Guerre mondiale. Le cyclisme, sport populaire par excellence, connaît un âge d’or avec des champions comme Costante Girardengo et Ottavio Bottecchia. Le Giro d’Italia, créé en 1909 par le journal La Gazzetta dello Sport, s’est rapidement imposé comme l’épreuve nationale par excellence.

Dans ce monde sportif, les femmes sont totalement absentes des compétitions officielles. Le cyclisme féminin se limite à quelques exhibitions, considérées davantage comme des curiosités que comme de véritables épreuves sportives. La société italienne de l’époque voit d’un mauvais œil ces femmes qui osent enfourcher une bicyclette, symbole d’émancipation incompatible avec leur rôle traditionnel.

C’est dans ce contexte qu’Alfonsina Strada va écrire l’une des pages les plus remarquables de l’histoire du cyclisme.

Quand une femme bravait l’impossible : l’audace d’Alfonsina au Giro 1924

Le Giro d’Italia 1924 s’annonce sous de mauvais auspices. Un conflit éclate entre les organisateurs et les grandes équipes cyclistes concernant les primes de départ. Les stars comme Girardengo et Bottecchia boycottent l’épreuve, menaçant la popularité de la course. Pour combler ce vide, les organisateurs décident d’ouvrir les inscriptions aux coureurs indépendants.

Alfonsina Strada, née en 1891 dans une famille pauvre de Castelfranco Emilia, voit là une opportunité unique. Déjà connue dans le milieu cycliste pour avoir participé à des courses masculines comme le Giro di Lombardia (32e en 1917 et 21e en 1918), elle possède un palmarès impressionnant avec 36 victoires contre des hommes.

Son mari Luigi, rencontré lors d’une course où elle l’avait battu, la soutient à contre-courant des conventions de l’époque. Il lui avait même offert un vélo de course comme cadeau de mariage en 1915 – preuve exceptionnelle de son encouragement dans une société où le sport féminin était considéré comme « l’œuvre du diable ».

Le stratagème d’une inscription sous pseudonyme masculin

Le 10 mai 1924, Alfonsina s’inscrit au Giro sous le nom d' »Alfonsin Strada », une subtile modification qui dissimule son genre féminin. Les organisateurs, peut-être par inattention ou délibérément pour créer une sensation médiatique, lui attribuent le dossard 72 parmi les 90 participants au départ de Milan.

La première étape, longue de 300,3 kilomètres entre Milan et Gênes, est un véritable baptême du feu. Sur son vélo de 20 kilos équipé d’un unique braquet, Alfonsina termine 56e sur 65 coureurs, à une heure du vainqueur. Une performance remarquable qui passe encore relativement inaperçue.

« Les spectateurs étaient surpris de voir cette silhouette différente dans le peloton, mais personne n’imaginait encore qu’une femme pouvait participer au Giro. » – La Stampa, 11 mai 1924

La supercherie ne dure que quatre jours. Le 14 mai, La Gazzetta dello Sport fait sensation avec son titre en première page : « Alfonsina e la bici… una donna tra gli uomini » (Alfonsina et le vélo… une femme parmi les hommes). Le directeur du journal, Emilio Colombo, transforme ainsi sa participation en un événement médiatique national.

Le jour où un balai est devenu le symbole d’une détermination inébranlable

Malgré la révélation de son identité, Alfonsina poursuit son aventure. Les routes italiennes de 1924 n’ont rien à voir avec les chaussées actuelles : chemins de terre défoncés, passages montagneux périlleux, étapes interminables de plus de 300 kilomètres en moyenne. Durant les sept premières étapes, elle termine systématiquement dans les dernières positions, mais toujours dans les délais réglementaires.

Le peloton masculin lui réserve un accueil mitigé. Certains coureurs, comme le champion Costante Girardengo, admirent son courage et sa détermination. D’autres la considèrent comme une intruse ou une simple attraction médiatique. Mais jour après jour, kilomètre après kilomètre, elle gagne le respect de nombreux concurrents par sa ténacité.

Comment la « petite femme aux jambes de fer » a conquis le cœur des Italiens

Le public italien, d’abord curieux, se prend rapidement d’affection pour cette femme qui défie les conventions. Sur les routes, les spectateurs l’encouragent avec une ferveur particulière. Les femmes notamment voient en elle un symbole d’émancipation dans une société profondément patriarcale.

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La presse, qui l’avait surnommée « Il Diavolo in gonnella » (Le Diable en jupe), alterne entre sensationnalisme et admiration sincère pour ses performances. Chaque jour, La Gazzetta dello Sport consacre un article à son parcours, contribuant à forger sa légende.

Le 24 mai 1924, lors de la 8ème étape entre L’Aquila et Pérouse, Alfonsina va vivre l’épisode le plus emblématique de son Giro. Sous une pluie torrentielle, sur des routes transformées en bourbier, elle enchaîne les chutes. Le drame survient à plusieurs kilomètres de l’arrivée : son guidon se brise net après une énième chute.

Dans un village traversé par le parcours, une spectatrice lui offre un manche à balai qu’elle utilise pour remplacer son guidon cassé. Cette réparation de fortune devient instantanément le symbole de sa détermination face à l’adversité. L’image d’Alfonsina pédalant avec un manche à balai en guise de guidon marque profondément l’imaginaire collectif italien.

Épuisée, trempée jusqu’aux os, elle franchit la ligne d’arrivée à Pérouse 15 heures après le départ, bien au-delà des délais réglementaires. L’aventure semble terminée.

Disqualifiée mais jamais vaincue : l’arrivée triomphale à Milan

Le 25 mai 1924, les commissaires de course appliquent le règlement : Alfonsina Strada est officiellement disqualifiée pour être arrivée hors délais. Armando Cougnet, organisateur du Giro, déclare avec une pointe de regret : « Regrettiamo di dover squalificare la Strada, ma il regolamento non ci lascia scelta » (Nous regrettons de devoir disqualifier Strada, mais le règlement ne nous laisse pas le choix).

Pourtant, conscients de l’intérêt médiatique qu’elle suscite et touchés par sa détermination, les organisateurs prennent une décision exceptionnelle : elle peut continuer la course, hors classement. Cette solution hybride permet de respecter le règlement tout en maintenant l’attrait populaire que représente sa présence.

« La Strada, benché fuori classifica, continua eroicamente la sua avventura. » (Strada, bien que hors classement, continue héroïquement son aventure.) – La Gazzetta dello Sport, 26 mai 1924

Alfonsina accepte immédiatement cette proposition. Pour elle, terminer le Giro est devenu une question d’honneur personnel et un symbole pour toutes les femmes italiennes. Sa participation n’est plus une question de classement, mais de démonstration qu’une femme peut accomplir ce que la société considère comme impossible.

Les 38 heures qui ont changé l’histoire du cyclisme féminin

Le 28 mai 1924, lors de la 10ème étape arrivant à Fiume (aujourd’hui Rijeka en Croatie), Alfonsina vit l’un des moments les plus émouvants de son parcours. Après une chute grave qui la laisse meurtrie et en larmes, elle parvient néanmoins à terminer l’étape. À son arrivée, la foule, touchée par son courage, la porte littéralement en triomphe.

Cette scène, rapportée avec emphase par la presse de l’époque, illustre comment Strada est passée du statut de curiosité à celui d’héroïne populaire. L’écrivain Dino Buzzati, témoin de sa puissance sur le vélo, contribue à forger sa légende en décrivant comment elle « filait comme une flèche » après l’avoir distancé lors d’une sortie à vélo.

Le 1er juin 1924, Alfonsina Strada franchit la ligne d’arrivée à Milan, 38 heures après le vainqueur Giuseppe Enrici. Malgré ce retard considérable et son absence du classement officiel, elle reçoit un accueil triomphal. Des milliers de spectateurs l’acclament, saluant son exploit unique.

À la fin de cette épreuve surhumaine, elle prononce ces mots devenus historiques : « Ho dimostrato che una donna può resistere a una gara maschile » (J’ai prouvé qu’une femme peut résister à une course masculine).

Un siècle plus tard : pourquoi aucune femme n’a suivi ses traces dans un Grand Tour ?

L’exploit d’Alfonsina Strada reste unique dans l’histoire du cyclisme. Aucune autre femme n’a depuis participé à un Grand Tour masculin (Giro, Tour de France ou Vuelta). Cette singularité soulève une question fondamentale : pourquoi cette porte entrouverte en 1924 s’est-elle immédiatement refermée ?

La réponse réside dans la réaction des instances dirigeantes du cyclisme. Loin d’ouvrir la voie à une plus grande inclusion, la participation d’Alfonsina a provoqué un renforcement des règlements excluant explicitement les femmes des compétitions masculines. Les organisateurs, bien qu’ayant profité de sa notoriété en 1924, ont rapidement établi des barrières réglementaires insurmontables.

Cette séparation stricte entre cyclisme masculin et féminin s’est institutionnalisée au fil des décennies. Il faudra attendre l’incroyable saga des pionniers qui ont façonné le cyclisme moderne (1869-1950) pour voir émerger les premières compétitions féminines officielles, mais toujours séparées des épreuves masculines.

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Le développement du cyclisme féminin s’est fait parallèlement, avec la création d’épreuves spécifiques comme le Tour de France Féminin (1984) ou le Giro d’Italia Femminile (1988, aujourd’hui Giro Donne). Ces courses, bien que prestigieuses, n’ont longtemps pas bénéficié de la même couverture médiatique ni des mêmes dotations que leurs équivalents masculins.

L’héritage d’Alfonsina : de la pionnière oubliée à l’icône redécouverte

Après sa participation au Giro, Alfonsina Strada a poursuivi sa carrière cycliste, établissant notamment un nouveau record de l’heure féminin de 35,28 km/h à Paris en 1938. Elle a ensuite ouvert un magasin de vélos à Milan, où elle a côtoyé les grandes figures du cyclisme comme Fausto Coppi.

Malgré son exploit extraordinaire, son nom est tombé dans un relatif oubli pendant plusieurs décennies. Ce n’est qu’à partir des années 1980-90 que son histoire a été redécouverte, coïncidant avec la montée du mouvement pour l’égalité dans le sport.

Aujourd’hui, son héritage est célébré de multiples façons. En 2023, près d’un siècle après son exploit, le Giro Donne (Tour d’Italie féminin) lui a rendu hommage en nommant un sprint intermédiaire en son honneur lors de la 3e étape. Des championnes modernes comme Giorgia Bronzini et Elena Cecchini la citent régulièrement comme une source d’inspiration fondamentale.

« Strada a ouvert une porte que personne n’avait osé franchir avant elle. Son histoire nous rappelle les obstacles que les femmes ont dû surmonter pour être reconnues dans le cyclisme. » – Giorgia Bronzini, double championne du monde de cyclisme sur route

Au-delà du cyclisme, sa figure transcende le sport : en 2010, le groupe musical Têtes de Bois lui a dédié une chanson, avec l’astrophysicienne Margherita Hack incarnant Strada dans le clip. Son vélo, exposé au sanctuaire de la Madonna del Ghisallo près du lac de Côme, est devenu une véritable relique du cyclisme.

L’histoire d’Alfonsina Strada résonne particulièrement avec les débats contemporains sur l’égalité des genres dans le sport. Son parcours illustre la souffrance temporaire qui se transforme en gloire éternelle, incarnant parfaitement cette rédemption qui caractérise les plus grandes légendes du cyclisme.

Le courage d’une femme qui a changé le cyclisme pour toujours

L’histoire d’Alfonsina Strada est celle d’une femme qui a osé défier les conventions de son époque. En s’inscrivant au Giro d’Italia 1924, elle a fait bien plus que participer à une course cycliste : elle a contesté les limites imposées aux femmes dans une société profondément patriarcale.

Son exploit sportif – parcourir plus de 3 600 kilomètres sur des routes impraticables, avec un matériel rudimentaire et face à l’hostilité d’une partie du milieu cycliste – est déjà remarquable en soi. Mais sa véritable victoire réside dans la transformation des perceptions. À travers sa détermination, elle a démontré que la passion et le courage transcendent les barrières de genre.

À l’image du duel mythique entre Anquetil et Poulidor qui a marqué toute une génération, l’histoire d’Alfonsina Strada dépasse le cadre sportif pour s’inscrire dans la mémoire collective comme un symbole de résistance et de courage.

Un siècle plus tard, alors que le cyclisme féminin connaît enfin une reconnaissance grandissante, son message reste d’une actualité saisissante : les barrières les plus insurmontables sont souvent celles que nous nous imposons à nous-mêmes. En refusant les limitations de son époque, Alfonsina Strada a ouvert une voie que d’autres ont pu suivre, prouvant qu’un acte de courage individuel peut contribuer à transformer toute une société.

Thibault
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