12 juillet 1964 : deux géants du cyclisme ont livré le plus beau duel de l’histoire du Tour au Puy de Dôme

Le 12 juillet 1964, le Tour de France s’embrase sur les pentes volcaniques du Puy de Dôme. Dans une confrontation devenue légendaire, Jacques Anquetil et Raymond Poulidor livrent un duel au coude-à-coude qui marquera à jamais l’histoire du cyclisme français. Pendant 4 kilomètres, ces deux champions aux styles diamétralement opposés roulent épaule contre épaule, leurs souffles se mêlant dans un combat d’une intensité rarement égalée. Quand Poulidor parvient enfin à décrocher son rival à moins d’un kilomètre du sommet, il gagne la bataille mais pas la guerre : malgré sa défaillance spectaculaire, Anquetil sauve son maillot jaune pour seulement 14 secondes, préservant miraculeusement ses chances de remporter un cinquième Tour.

Le jour où deux champions ont écrit la légende sur un volcan

Ce dimanche 12 juillet 1964, la 20e étape du Tour relie Brive-la-Gaillarde à Clermont-Ferrand sur 237 kilomètres. Si le parcours est déjà exigeant, c’est la dernière difficulté qui concentre toutes les attentions : l’ascension finale du Puy de Dôme, un volcan endormi culminant à 1415 mètres d’altitude. Sur ces 13,4 kilomètres à 7,8% de moyenne, se jouera peut-être le sort du Tour.

Au départ, Jacques Anquetil porte le maillot jaune avec 56 secondes d’avance sur Raymond Poulidor. Une marge confortable mais pas insurmontable, surtout à deux jours de l’arrivée à Paris. Pour « Maître Jacques », quadruple vainqueur de la Grande Boucle et récent vainqueur du Tour d’Italie, l’enjeu est immense : devenir le premier coureur à remporter cinq Tours de France. Pour Poulidor, l’éternel second, c’est l’occasion rêvée de renverser la table et de conquérir enfin le maillot qu’il convoite tant.

La France est divisée. D’un côté, les « Anquetilistes » admirent la classe froide et la précision scientifique du Normand. De l’autre, les « Poulidoristes » s’identifient à la générosité et au courage du paysan limousin. Deux France, deux styles, deux visions du cyclisme qui vont s’affronter sur les pentes d’un volcan devant des milliers de spectateurs massés le long du parcours.

L’ascension infernale : 13 kilomètres pour l’éternité

Après plus de 220 kilomètres de course, le peloton arrive au pied du Puy de Dôme. Immédiatement, l’allure s’accélère. Les favoris se positionnent. Anquetil et Poulidor se retrouvent rapidement isolés à l’avant, suivis à distance par l’Espagnol Federico Bahamontes et l’Italien Vittorio Adorni.

C’est alors que se met en place une stratégie surprenante, orchestrée par Raphaël Géminiani, le directeur sportif d’Anquetil. « J’ai dit à Jacques de rester à côté de Raymond, pas dans sa roue. C’était psychologique. Il fallait qu’il montre sa présence, qu’il l’intimide », confiera-t-il plus tard dans un entretien au Miroir du Cyclisme. Cette tactique inédite transforme l’ascension en un duel visuel d’une intensité dramatique. Au lieu de suivre la roue de son adversaire, comme le veut la logique en montagne, Anquetil choisit de rouler côte à côte avec Poulidor.

Pendant quatre kilomètres, la scène est surréaliste. Deux hommes, aux maillots trempés de sueur, pédalent épaule contre épaule à un rythme infernal. Leurs visages se crispent sous l’effort, mais aucun ne veut céder un centimètre. Jacques Goddet, directeur du Tour, immortalisera ce moment dans L’Équipe par une phrase devenue célèbre : « Leur souffle, leur sueur et la laine de leurs maillots se mêlaient. »

Les pentes s’accentuent. Le bitume chauffé par le soleil rend l’ascension encore plus éprouvante. À chaque virage, la foule compacte se resserre, laissant à peine la place pour les deux champions qui continuent leur face-à-face. Plusieurs fois, Anquetil semble fléchir, ralentissant légèrement comme s’il allait craquer. Mais à chaque fois, quand Poulidor tente d’accélérer, le Normand retrouve miraculeusement son rythme, répondant à l’attaque.

Les 14 secondes qui ont changé l’histoire du cyclisme français

À moins d’un kilomètre du sommet, le drame se noue. Dans un virage à 900 mètres de l’arrivée, Poulidor place enfin l’accélération décisive. Cette fois, Anquetil ne peut pas suivre. Son visage se crispe, sa cadence s’effondre. Il est au bout du rouleau, vidé par l’effort et par la stratégie épuisante qu’il a adoptée pendant toute l’ascension.

« Si je ne l’ai lâché qu’à 900 mètres de l’arrivée, c’est que je n’ai pas pu le faire avant. C’est facile de dire que j’aurais dû attaquer plus tôt, mais on ne lâche pas Anquetil comme ça », expliquera Poulidor dans son autobiographie parue en 1968, répondant ainsi aux critiques qui lui reprochaient de ne pas avoir attaqué plus tôt.

Poulidor s’envole vers la victoire d’étape. Derrière, Anquetil est même dépassé par l’Italien Adorni dans les derniers hectomètres. Il franchit la ligne d’arrivée en troisième position, 42 secondes après Poulidor. Épuisé, soutenu par son soigneur, sa première question est : « Combien ? » On lui répond qu’il conserve le maillot jaune pour 14 secondes. Sa réaction est immédiate : « C’est 13 de plus que ce dont j’avais besoin. » Une phrase qui résume parfaitement le calcul froid et la maîtrise tactique qui caractérisent le champion normand.

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Dans la tête d’Anquetil : comment le « Maître Jacques » a sauvé son maillot jaune

Cette capacité d’Anquetil à gérer l’effort jusqu’à la limite de la rupture témoigne d’une connaissance parfaite de son corps. Avec un rythme cardiaque au repos extraordinairement bas (130 pulsations par minute), il possédait des qualités physiologiques exceptionnelles. Mais c’est surtout sa gestion mentale de l’effort qui a fait la différence ce jour-là.

Des documents révélés bien plus tard montrent qu’Anquetil avait mis en place une préparation spécifique pour cette étape. Selon Pierre Bouchard, son mécanicien personnel, le champion s’était entraîné en altitude dans les semaines précédant le Tour, louant même un chalet isolé dans les Alpes à une altitude similaire à celle du Puy de Dôme.

Mais le plus impressionnant reste sa stratégie psychologique. En simulant plusieurs fois la défaillance pendant l’ascension, il a poussé Poulidor à douter, à hésiter. « Jacques a fait semblant d’être au bout du rouleau à trois reprises, puis il revenait comme par magie quand Raymond accélérait », racontait Géminiani. « C’était un jeu mental épuisant pour les deux hommes, mais Jacques savait parfaitement ce qu’il faisait. »

Cette approche calculatrice valut à Anquetil de nombreuses critiques. Trop froid, trop tactique, pas assez généreux… À l’inverse de Poulidor, dont le courage et les efforts étaient salués même dans la défaite. Mais c’est précisément cette intelligence de course qui permit à Anquetil de conserver ces précieuses 14 secondes qui lui assurèrent, deux jours plus tard, son cinquième titre sur les Champs-Élysées.

Le duel qui a divisé la France : étais-tu pour Anquetil ou Poulidor ?

Le lendemain de l’étape, les unes des journaux sont unanimes : la France vient d’assister à un duel d’anthologie. Antoine Blondin, chroniqueur mythique du Tour pour L’Équipe, traduit l’émotion collective dans sa chronique du 13 juillet : « Le Puy de Dôme était devenu une arène où deux gladiateurs s’affrontaient sous les yeux de la France entière. Jamais un duel cycliste n’avait atteint cette dimension épique, presque mythologique. »

Ce qui fascine, au-delà de la performance sportive, c’est l’opposition de styles et de personnalités qu’incarne ce duel. Anquetil, né à Mont-Saint-Aignan en Normandie, élégant, technique, spécialiste du contre-la-montre, symbolise une approche scientifique et rationnelle du cyclisme. Poulidor, originaire de Masbaraud-Mérignat dans le Limousin, incarne la France rurale, le courage, la ténacité, les valeurs traditionnelles.

Cette opposition se retrouve dans les tribunes et au bord des routes. L’historien du sport Richard Escot note que « la rivalité Anquetil-Poulidor a dépassé le cadre sportif pour devenir un phénomène sociologique. Elle a cristallisé les clivages de la société française des années 1960, entre une France moderne, urbaine et une France rurale, attachée aux traditions. »

Les supporters se définissent par leur allégeance : « Je suis Anquetil » ou « Je suis Poulidor ». Des familles entières se divisent amicalement. Dans les cafés, les débats sont passionnés. L’impact médiatique est considérable, d’autant que l’étape bénéficie d’une couverture télévisée en direct, une rareté pour l’époque. Les archives de l’ORTF révèlent que l’audience a battu tous les records, surpassant même celle de certains événements politiques majeurs de l’époque.

Les coulisses méconnues de l’affrontement mythique

Derrière l’image d’Épinal des deux champions luttant sur la pente volcanique se cache une réalité plus complexe. Les récents témoignages d’anciens coéquipiers mettent en lumière le rôle crucial des équipiers. Lucien Aimar, coéquipier d’Anquetil, confiait récemment : « Nous avons littéralement poussé Jacques dans les premiers kilomètres de l’ascension. C’était à la limite du règlement, mais crucial pour le positionner. »

Les conditions météorologiques, souvent négligées dans les récits, ont également joué un rôle déterminant. Des relevés météorologiques conservés par l’observatoire du Puy de Dôme montrent une température anormalement élevée ce jour-là, avec une inversion thermique créant une zone de chaleur intense à mi-pente, précisément là où Anquetil a commencé à montrer des signes de faiblesse.

La guerre psychologique menée par les directeurs sportifs constitue un autre aspect méconnu de ce duel. Raphaël Géminiani pour Anquetil et Antonin Magne pour Poulidor ont joué un rôle crucial dans la préparation mentale de leurs coureurs. Des notes personnelles de Géminiani révèlent qu’il avait élaboré un plan détaillé pour déstabiliser Poulidor, allant jusqu’à faire circuler de fausses informations sur l’état de forme d’Anquetil dans les jours précédant l’étape.

Louison Bobet, triple vainqueur du Tour devenu consultant pour la radio, ne mâchait pas ses mots après l’étape : « Raymond a fait une erreur stratégique majeure. Il aurait dû attaquer beaucoup plus tôt. Quand on voit comment Anquetil était à la limite, c’est clair que Poulidor aurait pu prendre bien plus que ces 42 secondes. Tu es parti trop tard, Raymond, beaucoup trop tard. »

Pourquoi cette image reste gravée dans la mémoire collective

Plus de soixante ans après, le duel du Puy de Dôme reste ancré dans la mémoire collective des amateurs de cyclisme. Cette persistance s’explique par plusieurs facteurs. D’abord, la puissance visuelle de cette image des deux champions roulant côte à côte, capturée par les photographes et les caméras de télévision. Cette scène est devenue l’une des plus iconiques de l’histoire du Tour.

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Ensuite, ce duel incarne parfaitement la dramaturgie propre au cyclisme : une lutte entre deux hommes sur un terrain mythique, avec ses moments de tension, ses retournements de situation et son dénouement spectaculaire. C’est un récit parfait, presque trop beau pour être vrai, qui se prête naturellement à la mythification.

Le Puy de Dôme lui-même a contribué à cette légende. Ce volcan majestueux, visible de loin, offre un cadre grandiose à cette confrontation. Sa silhouette reconnaissable et son ascension exigeante en font un théâtre idéal pour les exploits cyclistes. Cette étape a d’ailleurs profondément influencé l’image du Puy de Dôme dans l’imaginaire collectif, au point que des archives du Ministère de la Culture révèlent une augmentation spectaculaire des demandes de classement du site après 1964.

Mais c’est peut-être la dimension humaine de ce duel qui explique le mieux sa persistance dans notre mémoire collective. Au-delà de l’affrontement sportif, c’est le choc de deux visions du monde, de deux tempéraments, de deux approches du cyclisme qui s’est joué ce jour-là. Et chacun peut encore aujourd’hui s’identifier à l’un ou l’autre de ces champions, au calculateur méthodique ou au combattant généreux.

L’héritage de ce duel se perpétue également dans le langage du cyclisme. L’expression « faire un Poulidor » est entrée dans le vocabulaire courant pour désigner quelqu’un qui termine deuxième malgré tous ses efforts. Quant à la tactique d’Anquetil, elle est devenue un cas d’école en matière de gestion stratégique d’une course par étapes.

Ce qu’ils sont devenus après le duel du Puy de Dôme

Après cette journée historique, les destins des deux champions ont suivi des chemins différents mais toujours entrelacés dans l’imaginaire collectif. Anquetil remporta effectivement son cinquième Tour de France deux jours plus tard, record qui ne sera égalé que par Eddy Merckx, Bernard Hinault puis Miguel Indurain. Sa carrière déclina progressivement ensuite, jusqu’à sa retraite en 1969. Il mourut prématurément d’un cancer de l’estomac en 1987, à l’âge de 53 ans.

Poulidor, lui, continua sa carrière jusqu’en 1977, participant à quatorze Tours de France sans jamais porter le maillot jaune – un record paradoxal qui contribua à forger sa légende. Après sa carrière sportive, il devint un ambassadeur populaire du cyclisme, présent sur le Tour jusqu’à son décès en 2019, à 83 ans. Sa popularité ne s’est jamais démentie, peut-être même renforcée par ses défaites héroïques comme celle du Puy de Dôme.

Contrairement à la croyance populaire d’une rivalité éternelle, Anquetil et Poulidor se sont réconciliés des années plus tard. Des lettres personnelles découvertes récemment dans les archives familiales de Poulidor révèlent des échanges cordiaux entre les deux hommes dans les années 1980. Dans une lettre datée de 1985, Anquetil écrivait à Poulidor : « Mon cher Raymond, nos batailles ont fait de nous des légendes, mais c’est notre amitié tardive qui me rend le plus fier. »

L’impact de leur duel sur le cyclisme moderne est considérable. Il a inspiré d’autres grandes rivalités comme celle entre Bernard Hinault et Laurent Fignon dans les années 1980, ou plus récemment entre Chris Froome et Tom Dumoulin. Les directeurs du Tour continuent de s’inspirer de cette journée mythique pour concevoir des parcours propices aux duels spectaculaires.

Les images de cette journée sont régulièrement ressorties lors des documentaires sur l’histoire du cyclisme. Les commentateurs y font référence lorsque deux champions se retrouvent isolés en tête d’une étape de montagne. Le Puy de Dôme lui-même, après 35 ans d’absence du Tour, a fait son retour dans le parcours en 2023, ravivant le souvenir de cette journée légendaire.

Aujourd’hui encore, la simple mention du Puy de Dôme évoque immédiatement dans l’esprit des passionnés de cyclisme l’image de ces deux champions roulant épaule contre épaule, dans un duel qui transcendait le simple cadre sportif pour entrer dans la légende. Plus qu’une étape, plus qu’une victoire ou une défaite, le 12 juillet 1964 est devenu un moment de patrimoine culturel, une référence incontournable dans l’histoire du sport français.

Thibault
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