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Au sommet d’un col français balayé par les vents, un homme au teint hâlé s’élève de sa selle et accélère brutalement. Federico Bahamontes, surnommé « l’Aigle de Tolède », est en train d’écrire l’histoire. En ce mois de juillet 1959, dans une Espagne franquiste isolée, ce fils de marchand de primeurs devient le premier Espagnol à conquérir le Tour de France, ouvrant la voie à des générations de champions ibériques.
De vendeur de fruits à la conquête des sommets français
Né le 9 juillet 1928 à Santo Domingo-Caudilla, près de Tolède, Federico Martín Bahamontes grandit dans une Espagne déchirée par la guerre civile. Sa jeunesse est marquée par la pauvreté et les privations. Avant de devenir cycliste, il pousse quotidiennement une charrette chargée de 120 kg de fruits dans les rues pentues de Tolède.
« Pour livrer les clients, je poussais cette charrette remplie de fruits et légumes dans les montées sur la pointe des pieds, exactement comme je le ferais plus tard avec les pédales », confiera-t-il plus tard. Cette activité quotidienne forge chez lui une musculature exceptionnelle et une technique de pédalage unique qui deviendra sa signature.
Ses débuts professionnels en 1953 sont modestes, mais son talent en montagne éclate rapidement. Lors de son premier Tour de France en 1954, il remporte le Grand Prix de la Montagne, une performance qu’il répétera cinq autres fois (1958, 1959, 1962, 1963 et 1964), établissant un record qui tiendra jusqu’en 2004.
« En montagne, j’écoutais mon rythme. Quand j’attaquais, je ne regardais jamais en arrière. Je savais que personne ne pouvait me suivre », expliquait Bahamontes, dévoilant la philosophie qui guidait ses ascensions solitaires.
L’énigme de la glace au sommet – mythe ou réalité ?
Le nom de Bahamontes reste associé à une anecdote devenue légendaire. Lors du Tour 1954, au sommet du col de Romeyère, il s’arrête pour déguster une glace en attendant le peloton. Cette scène surréaliste, immortalisée par des photographes, devient emblématique de son personnage imprévisible et théâtral.
Derrière cette apparente insouciance se cache une réalité plus pragmatique. « J’avais cassé un rayon et je devais attendre l’assistance. Plutôt que de rester là à ne rien faire, j’ai accepté la glace qu’un spectateur m’offrait », révélera-t-il des années plus tard. Cette explication n’a jamais complètement dissipé la magie de ce moment qui illustre parfaitement le mélange d’audace et d’excentricité qui le caractérisait.
Un style de grimpeur révolutionnaire
Ce qui distingue Bahamontes de ses contemporains, c’est sa technique d’ascension. Dans une époque où les vélos en acier pèsent près de 10 kg et ne disposent que de 5-6 vitesses, il développe un style en danseuse unique, se dressant sur les pédales avec une légèreté déconcertante.
Louison Bobet, triple vainqueur du Tour, témoignera après l’étape du Galibier en 1959 : « J’ai vu des hommes forts en montagne, mais jamais quelqu’un capable de telles accélérations. Quand il se met en danseuse, c’est comme si son vélo pesait deux kilos. »
Son pédalage caractéristique, marqué par une légère oscillation du bassin et une poussée puissante sur la pointe des pieds, sera étudié par des générations de grimpeurs. Cette technique, née dans les rues de Tolède, lui permet d’atteindre une vélocité stupéfiante dans les pentes les plus sévères.
1959 : quand l’Espagne franquiste s’invitait sur le podium du Tour
Le Tour de France 1959 représente le sommet de la carrière de Bahamontes et un moment charnière pour le cyclisme espagnol. Dans un contexte politique tendu, l’Espagne de Franco, isolée diplomatiquement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, voit dans cette potentielle victoire une opportunité de redorer son blason international.
Les 4 358 kilomètres de cette édition sont répartis en 22 étapes et opposent les plus grands noms du cyclisme de l’époque : Jacques Anquetil, Charly Gaul, Louison Bobet. La course est disputée par équipes nationales, un format qui perdurera jusqu’en 1969, renforçant la dimension patriotique de l’événement.
Le pacte secret avec Charly Gaul qui changea l’histoire
Le tournant de ce Tour intervient le 10 juillet 1959, lors du contre-la-montre en côte du Puy de Dôme. Sur cette ascension de 12,5 km, Bahamontes réalise une performance exceptionnelle, reléguant Charly Gaul à 1 minute 26 secondes et Jacques Anquetil à plus de 2 minutes.
« Je ne buvais jamais de café, mais ce jour-là, j’en ai pris deux d’affilée… Au sommet, je les avais tous surpassés », confiera-t-il plus tard, évoquant sa préparation inhabituelle pour cette étape cruciale. Sa performance est si remarquable que, comparée aux ascensions modernes, elle reste compétitive plus de 60 ans après.
Trois jours plus tard, le 13 juillet, une alliance stratégique se forme entre Bahamontes et le Luxembourgeois Charly Gaul lors de l’étape Saint-Étienne-Grenoble. Les deux grimpeurs s’échappent ensemble, distançant le peloton de 3 minutes. Cette collaboration entre deux rivaux permet à l’Espagnol de s’emparer du maillot jaune qu’il ne quittera plus.
Le 18 juillet 1959, Bahamontes remporte définitivement le Tour avec 4 minutes et 18 secondes d’avance sur le Français Henry Anglade. Date symbolique s’il en est : ce jour marque également l’anniversaire du soulèvement franquiste de 1936, coïncidence que le régime espagnol ne manquera pas d’exploiter.
« Cette victoire n’est pas la mienne mais celle de toute l’Espagne. J’ai commencé en poussant une charrette de fruits dans les collines de Tolède – aujourd’hui, c’est la France que j’ai gravie », déclare Bahamontes lors de son arrivée triomphale à Paris.
L’impact d’une victoire qui transcende le sport
Le retentissement de cette victoire dépasse largement le cadre sportif. En Espagne, le régime franquiste s’empare immédiatement de ce succès pour valoriser la grandeur nationale. Des bières sont rebaptisées « maillot jaune » et des prescriptions médicales portent même l’inscription « Bahamontes a gagné le Tour ».
L’accueil réservé au champion à Madrid est digne d’un chef d’État. Le général Franco en personne le reçoit, transformant ce triomphe sportif en événement politique. Pour un pays encore isolé diplomatiquement, cette victoire représente une rare occasion de fierté internationale.
Dans le monde du cyclisme, l’impact est tout aussi considérable. Bahamontes révolutionne l’approche des étapes de montagne avec ses attaques répétées. Sa technique de grimpeur, combinant légèreté, puissance et un style en danseuse caractéristique, devient une référence que les coureurs espagnols tenteront d’imiter pendant des décennies.
Jacques Godet, directeur du Tour, déclare lors de la conférence de presse finale à Paris : « Bahamontes a apporté une dimension nouvelle au Tour. Sa façon de grimper défie les lois de la physique et de la fatigue. »
Controverses et zones d’ombre
Malgré la grandeur de sa victoire, la carrière de Bahamontes n’est pas exempte de controverses. L’année suivant son triomphe, il abandonne le Tour après seulement deux jours de course, officiellement pour des « maux de ventre ». Neuf médecins consultés ne détectent pourtant aucune pathologie, ce qui lui vaut une suspension temporaire.
Sa rivalité féroce avec son compatriote Jesús Loroño fracture également l’équipe espagnole. Lors du Tour d’Espagne 1957, leur animosité atteint son paroxysme lorsque Bahamontes abandonne après une altercation physique, illustrant son caractère volcanique et parfois autodestructeur.
Sa réputation de grimpeur exceptionnel mais de descendeur médiocre le poursuit également. « L’Aigle plane sur les sommets mais hésite dans les descentes », écrivait un journaliste de L’Équipe, résumant cette dualité qui l’empêchera peut-être de remporter d’autres grands tours.
L’héritage inexploré du premier conquérant espagnol
Federico Bahamontes termine sa carrière professionnelle en 1965, mais son influence sur le cyclisme perdure bien au-delà. Il ouvre la voie à une génération de grimpeurs espagnols, dont Luis Ocaña, vainqueur du Tour en 1973, et plus tard Miguel Indurain, qui remportera cinq Tours consécutifs dans les années 1990.
Ses six victoires au classement de la montagne du Tour restent un record partagé jusqu’en 2004, lorsque Richard Virenque le dépasse avec sept succès. Le nombre de cols franchis en tête (52) témoigne de sa domination absolue en haute montagne pendant plus d’une décennie.
En 2013, un panel d’experts réunis par L’Équipe l’élit « meilleur grimpeur de l’histoire du Tour », reconnaissance ultime de son talent exceptionnel. Cette distinction confirme sa place dans le panthéon des légendes du cyclisme, aux côtés des Coppi, Anquetil et Merckx.
Pourquoi les grimpeurs modernes étudient encore sa technique
La « méthode Bahamontes » d’attaque en danseuse continue d’inspirer les cyclistes contemporains. Sa position caractéristique, avec le bassin légèrement avancé et une poussée marquée sur la pointe des pieds, a été analysée par des scientifiques du sport pour comprendre son efficacité biomécanique exceptionnelle.
Dans les centres d’entraînement modernes, les vidéos de ses ascensions sont étudiées pour leur fluidité et leur économie d’énergie. Sa cadence de pédalage, relativement élevée pour l’époque (environ 80-85 tours par minute en montée), préfigure les techniques actuelles privilégiant l’agilité à la force brute.
Même à l’ère des capteurs de puissance et des programmes d’entraînement scientifiques, la simplicité et l’intuition de Bahamontes restent une source d’inspiration. « Il écoutait son corps et la montagne », rappellent les entraîneurs à leurs protégés, soulignant l’importance de cette connexion instinctive avec l’effort.
« Les watts et les algorithmes ne remplaceront jamais le dialogue entre un grimpeur et la montagne. C’est ce que Bahamontes nous a enseigné », déclarait récemment Carlos Sastre, vainqueur du Tour 2008.
De Tolède aux sommets du monde : un héritage préservé
Jusqu’à son décès le 8 août 2023, à l’âge de 95 ans, Federico Bahamontes est resté une figure incontournable de Tolède. Son bureau personnel, transformé en musée improvisé, expose bustes, maillots et la carte détaillée de tous les cols qu’il a franchis en tête, devenant un lieu de pèlerinage pour les amateurs de cyclisme.
Cette longévité exceptionnelle lui a permis de transmettre directement son expérience à plusieurs générations de cyclistes. Contrairement à d’autres champions disparus prématurément, il a pu façonner et préserver son propre héritage, racontant inlassablement ses exploits avec un mélange de fierté et d’humilité caractéristique.
Comme l’a déclaré Carlos Velázquez, maire de Tolède, lors de sa disparition : « Il a élevé le nom de Tolède au sommet, fusionnant l’identité de notre ville avec celle du cyclisme mondial. » Un héritage qui dépasse largement le cadre sportif pour s’inscrire dans l’histoire culturelle d’une nation.
La victoire de Federico Bahamontes au Tour de France 1959 reste ainsi bien plus qu’un exploit sportif. Elle symbolise l’émergence d’un pays sur la scène internationale, la révolution d’un style de grimper, et le triomphe d’un homme qui, des rues pentues de Tolède aux cols mythiques des Alpes et des Pyrénées, n’a jamais cessé de s’élever.
Dans sa vie comme dans sa carrière, l’Aigle de Tolède aura toujours préféré les sommets. Et c’est là, au plus haut, que sa légende continue de planer.
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