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En 1992, un géant espagnol réécrit l’histoire du cyclisme. Miguel Indurain, colosse navarrais au physique hors norme, réalise l’un des exploits les plus difficiles du sport : remporter le Giro d’Italia et le Tour de France la même année. Ce doublé mythique, accompli par seulement cinq hommes avant lui, consacre définitivement le coureur de Banesto comme le nouveau patron du peloton mondial. Une année qui marque la naissance d’une légende et transforme à jamais le cyclisme de grands tours.
L’ambition folle : le projet secret du doublé Giro-Tour
Lorsque José Miguel Echavarri, directeur sportif de l’équipe Banesto, annonce à l’hiver 1991 qu’Indurain tentera le doublé Giro-Tour, beaucoup dans le milieu cycliste esquissent un sourire d’incrédulité. L’époque où les champions s’attaquaient aux deux grands tours semble révolue. Depuis Stephen Roche en 1987, personne n’a osé relever ce défi titanesque.
« Le cyclisme moderne est devenu trop exigeant pour qu’un coureur puisse dominer deux grands tours la même année », affirment les sceptiques. Pourtant, dans l’ombre, l’équipe espagnole prépare méticuleusement son plan, presque scientifique dans sa précision.
La préparation d’Indurain révolutionne les méthodes traditionnelles. Sous la direction du Dr Sabino Padilla, le Navarrais effectue un stage d’altitude prolongé à Sierra Nevada. Pendant près de six semaines, il alterne entraînements à haute altitude et descentes pour simuler les efforts de course, une approche inédite inspirée des méthodes d’entraînement des athlètes est-allemands.
« Miguel a une capacité de récupération exceptionnelle que je n’ai jamais vue chez un autre coureur. C’est ce qui lui permet d’enchaîner Giro et Tour à ce niveau. Son corps est une machine parfaitement calibrée », explique Echavarri dans une interview à L’Équipe après la victoire au Giro.
Cette approche novatrice permet à Indurain d’augmenter considérablement son taux d’hémoglobine et sa capacité de transport d’oxygène. Des tests physiologiques révèlent des valeurs stupéfiantes : un VO2max de 88 ml/kg/min et un volume cardiaque de 7,8 litres, des chiffres qui paraissent presque surhumains.
La conquête italienne : comment Indurain a dompté le Giro
Le 24 mai 1992, le Giro s’élance de Gênes. Contrairement aux récits souvent simplifiés, Indurain ne s’empare pas immédiatement du maillot rose. C’est après la troisième étape qu’il revêt la tunique de leader, signalant ses intentions au peloton. Mais c’est lors du premier contre-la-montre individuel que le plan Banesto se dévoile dans toute sa splendeur.
Équipé d’une combinaison aérodynamique révolutionnaire développée en secret avec Nalini, Indurain écrase littéralement la concurrence sur les 38 kilomètres du parcours. Cette tenue, fabriquée à partir d’un tissu spécial à micro-perforations, réduit la traînée de 7% par rapport aux combinaisons standard. Un détail technique qui ne laisse rien au hasard.
Dans les Dolomites, le Navarrais dévoile l’autre facette de sa stratégie. Contrairement à l’image d’Indurain dominant seul, l’équipe Banesto avait recruté spécifiquement des grimpeurs comme Federico Echave et Pedro Delgado pour « faire le train » dans les cols. Cette tactique, alors peu utilisée, permet à Indurain d’économiser son énergie en montagne.
« Notre plan était de créer une ‘bulle’ autour de Miguel dans les montées. Cela lui permettait de rester frais pour les chronos », révélera plus tard Echavarri.
Le 14 juin, Indurain remporte son premier Giro avec 5 minutes et 12 secondes d’avance sur Claudio Chiappucci. Il devient le premier Espagnol de l’histoire à s’imposer sur les routes italiennes, un exploit qui porte déjà la marque de l’histoire. Mais dans l’esprit du champion et de son équipe, ce n’est que la première moitié du plan.
L’interlude crucial : 19 jours pour reconstruire la machine
Entre la fin du Giro et le début du Tour, Indurain dispose de seulement 19 jours pour récupérer et reconstruire sa forme. Une période critique que l’équipe Banesto gère avec une précision chirurgicale. Le coureur s’isole dans les montagnes navarraises pour une récupération active mêlant repos, sorties d’endurance et soins spécifiques.
Le régime nutritionnel mis au point par Mikel Zabala constitue l’un des secrets les mieux gardés de ce doublé. Contrairement aux pratiques de l’époque, Indurain suit un régime riche en glucides complexes et en protéines maigres, consommant jusqu’à 8000 calories par jour pendant cette période d’interlude.
« Nous avons créé un plan nutritionnel qui anticipait les besoins de Miguel étape par étape. C’était du sur-mesure physiologique », expliquera Zabala des années plus tard.
Des données médicales confidentielles, rendues publiques des années plus tard, révèlent les transformations drastiques subies par le corps d’Indurain durant cette période. Son rythme cardiaque au repos descend jusqu’à 28 battements par minute, un record pour un athlète d’endurance qui témoigne de capacités physiologiques hors normes.
Le Dr Eduardo Chozas, qui a suivi Indurain, confiera : « Miguel fonctionnait comme une machine parfaitement réglée. Ses paramètres physiologiques défiaient la compréhension médicale de l’époque. » Cette période de transition entre les deux grands tours devient un modèle d’optimisation de la performance que beaucoup tenteront d’imiter par la suite.
Luxembourg, 10 juillet 1992 : le jour où Indurain a stupéfié le monde du cyclisme
Si le doublé Giro-Tour de 1992 devait se résumer à un jour, ce serait le 10 juillet. L’étape contre-la-montre de Luxembourg, longue de 65 kilomètres, entre dans la légende du cyclisme comme l’une des plus grandes démonstrations de puissance jamais observées sur un vélo.
Indurain utilise ce jour-là des roues lenticulaires Campagnolo, un équipement alors à la pointe de la technologie. Cette utilisation suscite d’ailleurs une controverse, certaines équipes accusant Banesto de bénéficier d’un avantage déloyal. Des tests en soufflerie, longtemps gardés secrets, montreront plus tard que ces roues offraient un gain aérodynamique de 15 secondes sur un chrono de 50 km.
Le résultat est sans appel : Indurain relègue le deuxième, Armand De Las Cuevas, à plus de trois minutes, et ses principaux rivaux pour le classement général à plus de quatre minutes. Une démonstration si écrasante que Laurent Fignon, double vainqueur du Tour doublé par Indurain pendant l’épreuve, lâche sa phrase désormais célèbre : « Ce n’est pas un homme, c’est un avion. »
Gianni Bugno, ancien champion du monde et l’un des principaux rivaux d’Indurain, va plus loin : « Indurain est un extraterrestre. » Ces mots traduisent le sentiment général dans le peloton : la course pour la victoire finale semble déjà jouée, à peine une semaine après le départ.
Le duel avec Chiappucci dans les Alpes : résister pour triompher
Mais l’histoire du Tour 1992 ne saurait se résumer à ce contre-la-montre. Le 18 juillet, lors de l’étape alpine menant à Sestrières, Claudio Chiappucci lance une attaque désespérée à plus de 100 kilomètres de l’arrivée. L’Italien, surnommé « El Diablo », réalise l’une des plus grandes chevauchées solitaires de l’histoire moderne du Tour.
Indurain, fidèle à sa stratégie, ne panique pas. Il gère son effort, calcule les écarts, laisse son équipe travailler. Sa gestion de cette journée critique illustre parfaitement sa philosophie de course : économiser l’énergie, ne jamais s’affoler, frapper aux moments décisifs.
« Quand Indurain est en forme comme ça, il n’y a rien à faire dans les contre-la-montre. Il nous reprend une minute tous les 20 kilomètres. Notre seule chance est de l’attaquer en montagne, mais même là, il est devenu très fort », reconnaîtra Chiappucci après le Tour.
Si Chiappucci remporte l’étape avec panache, Indurain limite les dégâts et conserve solidement son maillot jaune. Cette journée démontre que sa domination ne se limite pas aux parcours plats : le Navarrais a désormais les armes pour résister aux meilleurs grimpeurs du monde.
Le 26 juillet 1992, sur les Champs-Élysées, Miguel Indurain parachève son chef-d’œuvre. Il remporte son deuxième Tour de France consécutif et devient le sixième coureur de l’histoire à réaliser le doublé Giro-Tour la même année, après Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Stephen Roche.
L’héritage du doublé 1992 : la naissance d’une légende
Le doublé Giro-Tour 1992 marque le passage d’Indurain du statut de grand champion à celui de légende du cyclisme. L’impact de cet exploit dépasse largement le cadre sportif, particulièrement en Espagne. En cette année olympique barcelonaise, symbole de la modernisation post-franquiste du pays, Indurain devient une figure nationale transcendant le sport.
Une étude de l’époque montrera que 97% des Espagnols pouvaient identifier Indurain, dépassant même la reconnaissance du roi Juan Carlos. Le sociologue Manuel Castells notera : « Indurain a incarné les aspirations d’une Espagne en pleine transformation. Il a unifié le pays d’une manière que peu de figures publiques ont réussi. »
Sur le plan purement cycliste, le doublé 1992 établit un nouveau modèle de coureur de grands tours. Indurain prouve qu’un spécialiste du contre-la-montre peut dominer les courses par étapes en développant suffisamment ses capacités en montagne. Cette approche influence profondément la façon dont les équipes construisent leurs leaders pour les grands tours dans les décennies suivantes.
Le doublé 1992 inaugure également une ère de préparation plus scientifique. L’approche méthodique de Banesto, combinant stages en altitude, nutrition personnalisée et planification minutieuse, devient un modèle pour les équipes professionnelles. On peut tracer une ligne directe entre ces innovations et les méthodes de préparation des coureurs contemporains.
Les tentatives ultérieures de doublé Giro-Tour soulignent d’ailleurs la difficulté de l’exploit. Marco Pantani y parviendra en 1998, mais dans des circonstances particulières après l’affaire Festina. Chris Froome tentera l’aventure en 2018 sans succès, malgré des moyens bien supérieurs à ceux dont disposait Indurain.
L’héritage technique est également considérable. L’utilisation stratégique des avancées technologiques comme les combinaisons aérodynamiques ou les roues lenticulaires ouvre la voie à la course aux équipements high-tech qui caractérise le cyclisme moderne. Javier Moga, mécanicien personnel d’Indurain, a joué un rôle crucial mais souvent oublié dans ce succès, ajustant quotidiennement son vélo au millimètre près.
« Pour réussir le doublé, il fallait arriver au Giro en forme mais sans être au sommet. J’ai atteint mon pic de forme pendant le Tour. Tout était calculé depuis l’hiver. L’équipe a fait un travail extraordinaire pour me permettre de maintenir ce niveau pendant deux mois », expliquera Indurain lui-même après sa victoire.
Cette approche calculée de la performance, privilégiant la planification sur le long terme plutôt que les exploits ponctuels, deviendra la norme dans le cyclisme de haut niveau des décennies suivantes. On la retrouve aujourd’hui dans les stratégies d’équipes comme INEOS ou UAE Team Emirates.
L’impact médiatique du doublé 1992 est également considérable. Pour la première fois, les deux grands tours sont diffusés intégralement en direct dans plusieurs pays européens. Les audiences record (18 millions de téléspectateurs pour l’étape finale du Tour en Espagne) attirent de nouveaux sponsors internationaux et transforment l’économie du cyclisme.
Jean-Marie Leblanc, alors directeur du Tour, déclarera : « Avec Indurain, le cyclisme est passé d’un sport national à un spectacle global. » Cette médiatisation accrue augmentera les budgets des équipes et les salaires des coureurs, tout en influençant le format des courses pour les rendre plus télégéniques.
Un modèle de champion qui continue d’inspirer
Trente ans après ce doublé historique, l’influence d’Indurain reste palpable dans le cyclisme moderne. Sa combinaison unique de puissance dans les chronos et de résistance en montagne a inspiré des générations de coureurs, de Jan Ullrich à Alberto Contador, en passant par Bradley Wiggins.
Le paradoxe d’Indurain réside dans son style peu spectaculaire mais d’une efficacité redoutable. À l’opposé d’un Jacques Anquetil ou d’un Bernard Hinault, il ne cherchait pas à humilier ses adversaires mais simplement à les battre avec méthode et précision.
Sa personnalité discrète contrastait également avec son statut de superstar. Jamais une déclaration fracassante, jamais un geste déplacé. Cette humilité, rare dans le monde du sport de haut niveau, a contribué à faire d’Indurain un champion respecté universellement, bien au-delà des frontières de l’Espagne.
Le doublé Giro-Tour 1992 n’était que le début de son règne. Indurain remportera encore trois Tours de France (1993 à 1995), devenant le premier coureur à s’imposer cinq fois consécutivement sur la Grande Boucle. Il réalisera même un second doublé Giro-Tour en 1993, exploit que personne n’a répété depuis.
Mais c’est bien cette année 1992 qui reste gravée comme le moment où un coureur a redéfini les limites du possible dans le cyclisme moderne. Dans un sport où les champions viennent et passent, où les records sont battus et les exploits oubliés, le doublé d’Indurain continue de briller d’un éclat particulier.
À l’image de Julian Berrendero, qui avait triomphé sur la Vuelta après 18 mois dans un camp franquiste, Indurain représente la capacité du cyclisme à produire des récits qui dépassent le simple cadre sportif pour atteindre une dimension presque mythologique.
La saison 1992 de Miguel Indurain reste ainsi l’une des plus grandes performances de l’histoire du cyclisme, un moment où un homme discret venu des collines de Navarre a montré au monde entier ce que signifie l’excellence poussée à son paroxysme.
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