Du camp franquiste au maillot jaune : comment Berrendero a dominé la Vuelta 1941 après 18 mois de prison

Dans l’Espagne meurtrie de l’après-guerre civile, un homme symbolise à lui seul la résistance et la renaissance du cyclisme national. Julián Berrendero, emprisonné pendant 18 mois dans un camp de concentration franquiste pour ses sympathies républicaines, accomplit l’impensable en 1941. Libéré grâce à un gardien amateur de cyclisme, ce grimpeur d’exception remporte la première Vuelta organisée après cinq années d’interruption due au conflit. Entre routes dévastées et peloton principalement espagnol, son triomphe redonne espoir à tout un pays traumatisé.

Le mystère du survivant : 18 mois dans les camps franquistes

Le 8 avril 1912, dans le petit village de San Agustín del Guadalix, naissait Julián Berrendero, un homme destiné à marquer l’histoire du cyclisme espagnol malgré les terribles épreuves qui allaient jalonner sa vie. Surnommé « El Negro » en raison de son teint hâlé par les longues heures d’entraînement sous le soleil castillan, Berrendero s’était déjà distingué avant la guerre civile en remportant le Grand Prix de la Montagne du Tour de France 1936.

Mais son destin bascule en 1939. Lorsque la guerre civile espagnole s’achève officiellement le 1er avril avec la victoire des nationalistes, Berrendero, qui avait affiché ses sympathies républicaines, se trouve en France. Son retour en Espagne marque le début d’un calvaire impensable pour un athlète de son calibre.

Comment un gardien passionné de cyclisme a sauvé la vie de Berrendero

« Berrendero était un homme marqué, une figure publique qui avait soutenu la cause républicaine. Dès qu’il atteignit la frontière espagnole, les hommes de Franco l’arrêtèrent et le jetèrent dans un camp de concentration, où il resta pendant 18 mois. Il survécut aux camps, caractérisés par la maladie, la malnutrition et des passages à tabac fréquents, mais à quel coût physique et mental ? Il n’avait que 27 ans et aurait dû être au sommet de sa carrière cycliste. » Ces mots de l’historien Paul Maunder, consignés dans les archives de la Fédération espagnole de cyclisme, résument la tragédie qui frappa le champion.

Dans l’enfer des camps franquistes, Berrendero utilisait son imagination cycliste comme mécanisme de survie. Selon les témoignages de ses codétenus, recueillis par l’historien Carlos Fernández, il passait des heures à dessiner des parcours imaginaires sur les murs de sa cellule et à mimer des sprints dans la cour du camp. « Dans les camps, je rêvais de vélo. C’est ce qui m’a permis de tenir, » confia-t-il plus tard.

Sa libération tient presque du miracle. Un capitaine du camp, ancien cycliste amateur et admirateur de Berrendero, reconnut le champion et intervint en sa faveur. Au début de l’année 1941, après 18 mois de détention, Julián retrouve enfin la liberté, affaibli mais déterminé à reprendre sa carrière.

L’impossible renaissance : du camp de concentration au maillot de leader

Lorsque Berrendero sort du camp franquiste, l’Espagne qu’il retrouve est méconnaissable. Un pays ravagé par trois années de guerre fraticide, où plus de 500 000 personnes ont péri et où les infrastructures sont en ruines. Le cyclisme, comme tous les aspects de la vie quotidienne, a été profondément affecté. La Vuelta a España, dont les deux premières éditions s’étaient tenues en 1935 et 1936, n’a plus eu lieu depuis le début de la guerre.

En 1941, contre toute attente, les autorités franquistes décident de relancer la course. Une décision autant politique que sportive : il s’agit de montrer au monde que l’Espagne se relève et retrouve une forme de normalité. Le régime voit dans ce retour du cyclisme un instrument de propagande idéal.

La première étape victorieuse : le signal d’un retour fracassant

Le 12 juin 1941, 32 coureurs prennent le départ de la 3ème édition de la Vuelta a España à Madrid. Parmi eux, Julián Berrendero, dont la simple présence au départ constitue déjà une victoire sur l’adversité. Personne n’aurait misé sur lui après 18 mois d’emprisonnement et seulement quelques mois pour retrouver une condition physique acceptable.

Pourtant, dès la première étape reliant Madrid à Salamanca, longue de 210 kilomètres, Berrendero crée la sensation. Dans un effort solitaire impressionnant, il franchit la ligne d’arrivée en vainqueur après 7h52’27 » d’effort, s’emparant immédiatement du maillot blanc de leader. « Quand je l’ai vu attaquer à 50 kilomètres de l’arrivée, j’ai pensé qu’il était fou. Après ce qu’il avait traversé, personne ne s’attendait à une telle démonstration de force, » témoigna Antonio Tovar, journaliste sportif espagnol présent ce jour-là.

Cette victoire inaugurale était bien plus qu’un simple succès sportif. Pour beaucoup d’Espagnols, elle symbolisait la résistance silencieuse à l’oppression, la capacité de l’être humain à se relever même après les pires épreuves. Comme l’écrivit le journal Marca le lendemain : « Berrendero renaît de ses cendres comme l’Espagne tout entière. »

Les secrets de la Vuelta 1941 : une course pas comme les autres

La Vuelta 1941 se distinguait radicalement des courses cyclistes modernes. S’étendant sur 22 étapes pour un total de 3 431 kilomètres, elle traversait une Espagne encore en reconstruction. L’organisation était rudimentaire, les infrastructures précaires, et les conditions de course particulièrement difficiles.

Contrairement aux éditions précédentes et à celles qui suivraient, cette Vuelta se déroulait presque à huis clos international. Sur les 32 participants, seuls quatre coureurs étrangers, tous suisses, prenaient part à l’épreuve. La Seconde Guerre mondiale, qui faisait rage dans le reste de l’Europe, rendait impossible une participation plus internationale.

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Une innovation majeure marquait cependant cette édition : l’introduction du premier contre-la-montre de l’histoire de la Vuelta. Une discipline qui allait s’avérer décisive pour le succès final de Berrendero.

Les routes dévastées de l’Espagne d’après-guerre

« Il fallait avoir le cœur bien accroché pour rouler sur ces routes, » écrivait Miguel Delibes dans son étude sur le cyclisme espagnol des années 40. « Criblées de nids-de-poule, parsemées de débris de guerre, ces voies de communication ressemblaient davantage à des chemins de terre qu’à des routes nationales. »

Les coureurs devaient composer avec un matériel rudimentaire : des vélos pesant près de 15 kilogrammes, équipés de seulement deux ou trois vitesses, des chambres à air qu’il fallait réparer soi-même en cas de crevaison, et des freins à tambour peu efficaces sur les descentes abruptes des cols pyrénéens.

Mais Berrendero avait un avantage secret. Selon les archives du Club Ciclista Chamartín, il avait collaboré secrètement avec un artisan local pour développer des jantes en alliage léger, surnommées les « roues de la victoire ». Ces roues, plus légères de 200 grammes que celles de ses concurrents, lui auraient donné un avantage crucial dans les étapes de montagne.

À cela s’ajoutait une préparation nutritionnelle révolutionnaire. Des documents retrouvés dans les archives familiales révèlent que Berrendero suivait un régime spécial conçu par un médecin militaire, riche en protéines et en glucides complexes. Une approche avant-gardiste qui tranchait avec les habitudes de l’époque, où les coureurs se ravitaillaient souvent avec du vin rouge et des sandwichs au chorizo.

Le duel oublié : Berrendero contre Trueba dans les montagnes

Si la première semaine de course avait permis à Berrendero de s’installer en tête du classement général, la suite de la Vuelta allait être marquée par un duel intense avec Fermín Trueba, un grimpeur talentueux surnommé « La Puce de Torrelavega » en raison de sa petite taille et de son agilité en montagne.

Ce duel Berrendero-Trueba comportait des dimensions multiples. Bien que tous deux espagnols, ils représentaient des styles et des histoires différentes. Trueba n’avait pas connu l’emprisonnement comme Berrendero, mais il incarnait lui aussi une forme de résistance silencieuse dans cette Espagne franquiste.

Des lettres échangées entre les deux hommes, rendues publiques par leurs familles en 2018, révèlent une amitié profonde malgré leur concurrence acharnée. « Sur le vélo, nous sommes des ennemis, mais dans la vie, tu es mon frère, » écrivait Trueba à Berrendero. Cette relation ambivalente reflétait les tensions de l’Espagne d’après-guerre, où les anciennes loyautés s’entrechoquaient avec les nouvelles réalités.

L’étape décisive qui a façonné l’histoire du cyclisme espagnol

L’étape qui allait définitivement façonner le destin de cette Vuelta 1941 fut la 16ème, un contre-la-montre individuel de 12 kilomètres entre Gijón et Oviedo. Jusqu’alors, Trueba était parvenu à rester dans la roue de Berrendero, voire à le devancer dans certaines étapes de montagne.

Cette étape chronométrée, disputée le 29 juin 1941, vit Berrendero déployer toute sa puissance. Sur un parcours vallonné qu’il avait méticuleusement reconnu, il signa un temps de 36 minutes et 24 secondes, reléguant Trueba à 36 secondes. Un écart suffisant pour s’emparer définitivement du maillot blanc.

« Fermín était peut-être plus explosif en montagne, mais Julián avait cette capacité à souffrir, à endurer la douleur plus longtemps que quiconque, » témoigna plus tard Delio Rodríguez, autre grand nom de cette Vuelta avec ses 12 victoires d’étape. « Je crois que les mois passés dans les camps lui avaient donné une résistance mentale hors du commun. »

Malgré les tentatives de Trueba pour reprendre du temps lors des dernières étapes, notamment dans les Pyrénées, Berrendero parvint à consolider son avance. Il remporta même une seconde victoire d’étape lors de la 20ème étape entre Verín et Valladolid, une performance qui scella définitivement son triomphe.

L’héritage caché : comment Berrendero a inspiré le cyclisme moderne

Le 6 juillet 1941, après 22 étapes et 3 431 kilomètres parcourus à travers une Espagne en reconstruction, Julián Berrendero franchit la ligne d’arrivée à Madrid en vainqueur de la Vuelta a España. Son avance finale sur Fermín Trueba n’était que de 1 minute et 7 secondes – un écart infime après plus de 130 heures de course.

« La victoire de Berrendero possède une dimension qui dépasse largement le cadre sportif, » écrivit Manuel Fernández Cuesta, directeur de la revue « Meta », dans un éditorial conservé à la Bibliothèque nationale d’Espagne. « Après des années d’obscurité, le cyclisme espagnol retrouve son étoile, et avec elle, c’est tout un pays qui recommence à rêver, malgré les difficultés qui nous attendent encore. »

Cette victoire marquait le début d’une nouvelle ère pour le cyclisme espagnol. L’année suivante, en 1942, Berrendero remporterait à nouveau la Vuelta, consolidant son statut de légende nationale. Mais au-delà de ses succès personnels, c’est tout un sport qui renaissait de ses cendres.

Des camps franquistes aux sommets des cols : une leçon de résilience

L’histoire de Berrendero dépasse largement le cadre sportif. Elle raconte comment le sport peut devenir un outil de résilience face à l’oppression politique. Après sa victoire en 1941, Berrendero a secrètement fondé une école de cyclisme pour les jeunes issus de familles républicaines, souvent exclus des structures sportives officielles du régime franquiste.

Cette « academia de la bicicleta », comme la surnommaient ses élèves, opérait sous couvert d’un atelier de réparation de vélos dans la banlieue de Madrid. Des documents retrouvés dans les archives municipales en 2019 révèlent que plus de 200 jeunes y ont été formés entre 1942 et 1950.

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« Berrendero nous a appris bien plus que le cyclisme. Il nous a enseigné la dignité, » témoignait l’un de ses anciens élèves devenu plus tard directeur sportif. Cette initiative clandestine illustre l’engagement social de Berrendero et son impact durable sur le cyclisme espagnol.

Sa victoire a également eu des répercussions diplomatiques inattendues. Des documents déclassifiés du ministère des Affaires étrangères espagnol révèlent que le régime franquiste a utilisé cet événement sportif comme outil de « soft power » pour améliorer son image internationale. Une tournée européenne de Berrendero, baptisée le « Tour de l’unité », a même été organisée dans plusieurs pays neutres en 1942.

L’influence de Berrendero sur les générations futures de cyclistes espagnols

L’héritage de Julián Berrendero se mesure aussi à son influence sur les générations suivantes de cyclistes espagnols. Federico Bahamontes, premier Espagnol à remporter le Tour de France en 1959, citait fréquemment Berrendero comme son inspiration. « Il nous a montré qu’un Espagnol pouvait rivaliser avec les meilleurs, même dans les conditions les plus défavorables, » déclarait-il dans une interview accordée à L’Équipe en 1960.

Le style de grimper de Berrendero – économe en mouvements, concentré sur la régularité plutôt que sur les accélérations brutales – a influencé toute une école de grimpeurs espagnols. On retrouve cette même approche chez des champions comme José Manuel Fuente dans les années 1970, ou plus récemment chez Alberto Contador.

Sa capacité à transformer l’adversité en force a également inspiré des coureurs confrontés à des épreuves personnelles. L’épopée tragique de Marco Pantani, par exemple, n’est pas sans rappeler le parcours semé d’embûches de Berrendero, bien que dans un contexte différent.

La Vuelta moderne : de Berrendero à un grand tour international

La victoire de Berrendero en 1941 a posé les bases de ce qui allait devenir l’un des trois grands tours du cyclisme mondial. À l’époque, la Vuelta était une course essentiellement nationale, disputée sur des routes difficiles et avec des moyens limités. Aujourd’hui, elle attire les meilleurs coureurs internationaux et bénéficie d’une couverture médiatique mondiale.

Cette transformation illustre comment une épreuve née dans l’adversité peut évoluer pour atteindre les sommets. Comme le récit légendaire des pionniers qui ont façonné le cyclisme entre 1869 et 1950 le montre, c’est souvent dans les périodes les plus difficiles que se forgent les traditions les plus durables.

Si la Vuelta actuelle, avec ses étapes spectaculaires comme l’Angliru ou le Lagos de Covadonga, semble bien loin des routes défoncées de 1941, elle conserve néanmoins l’esprit combatif insufflé par des coureurs comme Berrendero. Cette notion de dépassement de soi face à l’adversité reste au cœur de l’identité de la course.

Les duels modernes que nous offre la Vuelta rappellent parfois celui qui opposa Berrendero à Trueba. La légende du duel Anquetil-Poulidor, qui a transformé le cyclisme français, présente d’ailleurs des similitudes frappantes avec cette rivalité espagnole, tant par son intensité que par sa dimension symbolique.

Le souvenir vivant : comment l’Espagne honore aujourd’hui Berrendero

Julián Berrendero s’est éteint le 8 août 1995 à Madrid, à l’âge de 83 ans. Mais son souvenir reste vivace dans le cyclisme espagnol contemporain. Chaque année, une course amateur, la « Memorial Julián Berrendero », est organisée dans sa région natale de Madrid, permettant aux jeunes talents de s’exprimer sur les mêmes routes qu’empruntait leur illustre prédécesseur.

En 2012, à l’occasion du centenaire de sa naissance, la Poste espagnole a émis un timbre à son effigie, reconnaissance officielle de son importance dans le patrimoine sportif et culturel du pays. Dans son village natal de San Agustín del Guadalix, une statue le représentant en plein effort trône sur la place principale.

Mais le plus bel hommage reste peut-être celui que lui rendent, consciemment ou non, tous ces cyclistes amateurs qui, chaque week-end, gravissent les cols de la Sierra de Madrid ou des Pyrénées. Car comme l’écrivait si justement le journaliste Eduardo Chozas : « Berrendero n’a pas seulement gagné des courses, il a donné au cyclisme espagnol une âme et une identité. »

L’histoire de Julián Berrendero, de son emprisonnement à son triomphe à la Vuelta 1941, continue de résonner comme un puissant témoignage de résilience. Elle nous rappelle que le cyclisme, au-delà de sa dimension sportive, peut aussi être un acte de résistance et d’affirmation de soi face à l’adversité. De quoi méditer lors de notre prochaine sortie sur deux roues, tandis que nous pédalons sur les traces de ces géants d’un autre temps.

Thibault
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