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Le 8 juillet 1971, au cœur des Alpes françaises, une page sombre s’écrit dans l’histoire du Tour de France. Sous un soleil de plomb, Eddy Merckx, le « Cannibale », pousse le peloton à ses limites extrêmes. L’impitoyable rythme imposé par le Belge provoque l’inimaginable : 61 coureurs franchissent la ligne d’arrivée hors délais, soit près de la moitié des participants. Cette journée apocalyptique, entrée dans la légende comme « L’Hécatombe des Alpes », marquera un tournant dans l’histoire du cyclisme professionnel.
Grenoble-Orcières-Merlette : la journée où Merckx décima le peloton
Le Tour de France 1971 est déjà bien entamé ce 8 juillet, lorsque les coureurs s’élancent de Grenoble pour une étape alpine de 134 kilomètres jusqu’à Orcières-Merlette. Une distance modeste sur le papier, mais un profil terrifiant avec six cols, dont trois de première catégorie. La température dépasse les 35°C, transformant l’asphalte en fournaise.
Eddy Merckx, double vainqueur sortant du Tour et dominateur incontesté du cyclisme mondial, porte le maillot jaune depuis plusieurs jours. Pourtant, la menace Luis Ocaña (Bic) rôde. L’Espagnol n’est qu’à 1 minute 15 secondes au général, et son audace inquiète le champion belge.
« Ce matin-là, je voyais dans les yeux de Merckx une détermination différente », racontera plus tard Lucien Van Impe. « Il avait ce regard qui nous glaçait tous. Nous savions qu’il allait frapper fort. »
Dès la côte de Laffrey, première difficulté de l’étape avec ses pourcentages à 11%, Merckx impose un rythme infernal. Son équipe Molteni prend les commandes avec la consigne claire : éliminer les rivaux par l’usure. La stratégie est brutale mais efficace.
« Nous étions comme des agneaux face à un loup » – la stratégie implacable du Cannibale
Au Col du Noyer, point culminant de l’étape, Merckx lance une accélération dévastatrice. Il se met en danseuse, grimace, mais ne faiblit pas. « Il pédalait comme si sa vie en dépendait », témoignera Raymond Poulidor dans les archives INA. « Quand Eddy a accéléré dans le Noyer, j’ai compris que la moitié du peloton ne reverrait jamais Paris. »
Les images d’archives montrent un peloton littéralement explosé, désarticulé sur plusieurs kilomètres de route. Des coureurs isolés, regards hagards, visages défaits par l’effort et la chaleur. Certains s’arrêtent, vomissent sur le bas-côté avant de remonter péniblement sur leur vélo. D’autres abandonnent, incapables de suivre la cadence infernale.
Le directeur sportif de Molteni, Guillaume Van Coningsloo, hurlait depuis sa voiture : « Continue, on doit briser leur volonté ! » Une phrase que Merckx consignera dans son journal intime, avec une pointe de regret, comme le révélera plus tard Jean-Paul Ollivier dans sa biographie « Merckx – Les années Molteni » (2005).
Jacques Anquetil, commentant l’étape pour la télévision française, ne cache pas son étonnement : « Ce que fait Merckx relève du génie tactique… ou de la folie destructrice. Je n’ai jamais vu autant de détresse sur des visages de coureurs. »
Les sacrifiés des Alpes : pourquoi tant de coureurs n’ont pas survécu au tempo Merckx
À l’arrivée à Orcières-Merlette, c’est la stupéfaction. Les écarts sont abyssaux : 61 coureurs franchissent la ligne hors délais, certains avec plus de 30 minutes de retard. Le délai réglementaire était fixé à 10% du temps du vainqueur, soit environ 30 minutes. Des scènes surréalistes se déroulent sur la ligne d’arrivée : certains coureurs arrivent en pleurs, d’autres portent leur vélo sur l’épaule, incapables de pédaler.
Le médecin du Tour, présent ce jour-là, témoignera au journal télévisé de 20 heures : « Nous avons traité 31 cas de déshydratation sévère. Deux coureurs ont perdu connaissance. Dans ma carrière, je n’avais jamais vu un tel désastre physiologique. »
Plusieurs facteurs expliquent cette hécatombe :
- La canicule exceptionnelle (38°C mesurés par les services météo)
- Le profil particulièrement sévère avec six cols
- L’absence de stratégie d’hydratation moderne (bidons rudimentaires)
- Les vélos en acier pesant près de 10 kg, bien loin des machines actuelles
- Et surtout, le rythme implacable imposé par Merckx et son équipe
Joop Zoetemelk, l’un des rares à avoir limité les dégâts ce jour-là, confiait au magazine Miroir du Cyclisme (n°142, août 1971) : « Après le col du Noyer, j’ai compté 47 coureurs derrière nous. Merckx pédalait en danseuse comme en contre-la-montre. Le peloton subissait une véritable purge. »
Le dilemme des commissaires : éliminer ou gracier les victimes de Merckx ?
Le soir du 8 juillet 1971, une réunion de crise se tient dans un hôtel d’Orcières-Merlette. Jacques Goddet, directeur du Tour, et les commissaires font face à un dilemme sans précédent : appliquer strictement le règlement signifierait éliminer 61 coureurs, soit près de la moitié des participants.
Après trois heures de délibérations tendues, une décision exceptionnelle est prise : étendre les délais pour sauver la course. Sur les 61 coureurs hors délais, seuls trois sont définitivement éliminés. Un compromis controversé que Jacques Goddet justifiera ainsi dans L’Équipe du 9 juillet : « Nous avons dû appliquer le règlement à la lettre, mais jamais sans une profonde inquiétude humaine. »
Cette décision ne fait pas l’unanimité. Des puristes du cyclisme crient au scandale, estimant que la rigueur du Tour est bafouée. D’autres saluent une décision pragmatique, préservant l’intérêt sportif et médiatique de l’épreuve.
Luis Ocaña, principal rival de Merckx, déclarera avec un mélange d’admiration et d’amertume : « Merckx a commis un crime contre le cyclisme ce jour-là. Mais quel crime génial… »
Les survivants racontent : « J’ai vu l’enfer sur la route d’Orcières-Merlette »
Les témoignages des rescapés de cette journée constituent un précieux héritage pour comprendre la brutalité du cyclisme des années 1970. Ils révèlent une époque où les limites physiologiques étaient repoussées sans considération pour la santé des athlètes.
Bernard Thévenet, futur vainqueur du Tour 1975 et l’un des rares à avoir terminé dans les délais, a livré un récit saisissant dans son autobiographie « En danseuse sur les pédales » (1981) :
« Merckx a attaqué à 15% de pente. Son directeur sportif Criquelion hurlait : ‘Allez, on les achève !’. J’ai vu des coureurs descendre de vélo pour vomir. Dans la montée finale, on ne se battait plus pour un classement mais pour notre survie dans le Tour. J’ai vu des coureurs pleurer, d’autres vomir sur leur vélo. Merckx avait transformé une étape de montagne en enfer. Ce jour-là, j’ai compris qu’il fallait battre Merckx par l’intelligence, jamais par la force. »
Jean-Pierre Danguillaume, arrivé dernier dans les délais, racontait au journal télévisé : « J’ai vu des coureurs descendre de vélo pour vomir. C’était une scène d’apocalypse. »
Même Merckx, interrogé le lendemain par L’Équipe, semblait ébranlé par les conséquences de sa stratégie : « Ce n’était pas mon intention d’éliminer la moitié du peloton. J’ai simplement maintenu le rythme nécessaire pour contrôler la course. Si certains n’ont pas pu suivre, c’est que le Tour n’est pas une promenade de santé. Je comprends la décision des commissaires, mais elle dénature l’esprit de la course. »
Cette déclaration, teintée d’une froideur caractéristique, illustre parfaitement la mentalité de l’époque et le surnom de « Cannibale » qui collait à Merckx.
Comment cette journée a transformé à jamais les stratégies du Tour
Au-delà du drame humain, l’étape de Grenoble-Orcières-Merlette a provoqué des changements profonds dans le cyclisme professionnel. Comme souvent dans l’histoire du sport, une crise majeure a conduit à des réformes nécessaires.
Dès 1972, le calcul des délais est revu : le pourcentage passe de 15% à 10% en montagne, et des coefficients de difficulté sont introduits pour chaque étape. Cette flexibilité, encore en vigueur aujourd’hui, permet d’adapter les délais en fonction du profil et des conditions.
Les équipes comprennent également la nécessité d’une préparation spécifique pour résister à ces intensités. Bernard Thévenet, qui terrassa Merckx en 1975, fut l’un des premiers à développer un entraînement scientifique basé sur cette expérience traumatisante.
L’hydratation et la nutrition deviennent des préoccupations centrales. Les bidons traditionnels sont repensés, et les premières boissons électrolytiques font leur apparition dans le peloton. L’équipe Peugeot-BP, sous l’impulsion de Thévenet, sera pionnière dans l’adoption de ces innovations.
Sur le plan stratégique, cette étape marque la naissance des coalitions anti-leader. Comprenant qu’aucun coureur isolé ne peut défier Merckx, les équipes rivales (Bic, Sonolor) commencent à coordonner leurs attaques, préfigurant les tactiques modernes de « coalition anti-leader ».
L’héritage durable d’une journée apocalyptique
Cinquante ans après, l’étape Grenoble-Orcières-Merlette continue de fasciner les passionnés de cyclisme. Elle symbolise à la fois la grandeur et la démesure du Tour de France, sa beauté cruelle et son exigence surhumaine.
Pour les coureurs de l’époque, cette journée a marqué un tournant psychologique majeur. Comme Freddy Maertens qui reviendra plus tard d’entre les morts, ils ont dû apprendre à se relever d’une telle humiliation, à repenser leur approche du métier face à la domination écrasante de Merckx.
Pour les organisateurs, elle a souligné la nécessité d’un équilibre entre spectacle et protection des athlètes – un débat toujours d’actualité. Les règlementations sur les délais, la durée des étapes et les ravitaillements ont toutes été influencées par cet épisode.
Pour les fans, elle incarne l’âge héroïque du cyclisme, bien avant les capteurs de puissance et les oreillettes. Une époque où la volonté pure et la résistance à la souffrance déterminaient le champion.
Henri Anglade, ancien coureur devenu commentateur, résumait parfaitement cette ambivalence dans ses commentaires pour l’INA : « C’était du cyclisme de tranchée. Les blessés restaient sur le carreau. »
Quand le cyclisme moderne est né dans la douleur
L’étape alpine de 1971 a fait basculer le cyclisme dans une nouvelle ère. Avant cette date, le sport vivait encore sur les principes romanesques des années 1950-1960 : courage, abnégation, résistance stoïque à la douleur. Le duel Anquetil-Poulidor avait symbolisé cette époque, où deux conceptions du cyclisme s’affrontaient déjà.
Après « l’Hécatombe des Alpes », une approche plus scientifique s’impose progressivement. Les équipes comprennent qu’affronter Merckx sur son terrain – la puissance brute – est une mission suicide. Elles développent alors des stratégies alternatives, basées sur une préparation physique spécifique, une nutrition optimisée, et des tactiques collectives.
Cette évolution aboutira, dans les décennies suivantes, au cyclisme ultra-professionnel que nous connaissons aujourd’hui : capteurs de données, préparation en altitude, stratégie basée sur les watts, nutrition scientifique. En ce sens, l’étape de Grenoble-Orcières-Merlette peut être considérée comme l’acte fondateur du cyclisme moderne.
Jacques Goddet, visionnaire malgré lui, écrivait dans L’Équipe du 9 juillet 1971 : « Nous avons assisté hier à la fin d’une époque et au début d’une autre. Le cyclisme romantique a rendu son dernier souffle dans les pentes du Col du Noyer. »
Cinquante ans plus tard, cette analyse résonne comme une prophétie réalisée. Les 88 « sacrifiés des Alpes » n’auront pas souffert en vain : leur calvaire a transformé à jamais la face du cyclisme professionnel.
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N’importe quoi ! C’est Merckx qui est arrivé avec 10′ de retard sur Ocana.
C’est bien ce qui me semblait, pour avoir suivi cette étape à la radio puis à la télé alors que j’étais ado, on a vu un Ocana en état de grâce et un merkx remarquable dans la difficulté avec ce qui restait du peloton accroché à ses basques. Je ne sais pas d’où viennent tous ces commentaires.
Bonjour,
L’article initial ne prétend pas qu’Eddy Merckx a remporté l’étape. La victoire de Luis Ocaña est un fait établi !
Cela dit, ces points sont justifiés :
Sur-accentuation de la domination de Merckx : Nous avons trop mis en avant la force de Merckx, ce qui a donne une image déformée de l’événement.
Facteurs extérieurs sous-estimés : Nous avons insuffisamment souligné l’importance des conditions climatiques (canicule), du parcours difficile, des limites du matériel etc..
Décision des commissaires interprétée de manière biaisée…
Victoire d’Ocaña passée a la trapp : Le fait que Luis Ocaña a remporté cette étape n;est pas mentionné ^^
Cordialement !
Je n’arrive pas à comprendre. Il y a tellement d’épisodes épiques, incroyables… mais vrais ! Pourquoi se donner du mal pour aller inventer un tel ramassis de choses fausses ? En plus concernant une étape historique, connue de tous ! Merckx à été très courageux ce jour-là, il a terminé 3e… mais à près de 9min de Luis Ocana ! Alors soyons sérieux !