Histoire – 12 juillet 2022 – Quand 9 militants écologistes ont figé le Tour de France en pleine course

Le 12 juillet 2022, alors que le peloton du Tour de France parcourait la 10e étape entre Morzine et Megève, un événement inédit s’est produit. Neuf militants écologistes du collectif « Dernière Rénovation » ont bloqué la route à 36 km de l’arrivée, forçant les organisateurs à neutraliser temporairement la course. Cette interruption sans précédent a dépassé le simple cadre sportif pour devenir un symbole de la confrontation entre la tradition cycliste et l’urgence climatique, obligeant le monde du vélo à questionner son empreinte environnementale.

Le jour où des militants ont stoppé le Tour : chronologie d’un événement sans précédent

Ce mardi 12 juillet 2022, sous un soleil de plomb, le Tour de France vivait sa 10e étape. Vers 13h30, à 36 kilomètres de l’arrivée à Megève, un groupe de neuf personnes surgit sur la route du col de la Colombière. En quelques secondes, ils s’assoient sur l’asphalte et déploient des fumigènes oranges vifs. Sur leurs t-shirts blancs, un message alarmant : « We have 989 days left » (Il nous reste 989 jours).

Les premiers coureurs approchent rapidement. À l’avant, Alberto Bettiol, en échappée solitaire, réussit à slalomer entre les manifestants. Mais derrière, le directeur de course Christian Prudhomme n’a d’autre choix que d’agiter le drapeau rouge pour neutraliser la course. Le peloton s’immobilise, créant une scène surréaliste retransmise en direct dans le monde entier.

« C’était comme si le temps s’était arrêté, » témoignait un spectateur présent sur les lieux. « D’un côté, les coureurs, habitués à maintenir leur effort sans interruption, de l’autre, ces jeunes militants déterminés à faire passer leur message. »

Les forces de l’ordre interviennent rapidement. En 15 minutes, les manifestants sont évacués, menottés et placés en garde à vue. La course reprend avec les écarts préservés entre les différents groupes. Mais l’onde de choc médiatique ne fait que commencer.

Derrière les slogans : qui sont ces militants qui ont défié la Grande Boucle ?

Les neuf personnes qui ont bloqué la route ce jour-là appartiennent au collectif « Dernière Rénovation », un mouvement de résistance civile fondé quelques mois plus tôt en France. Ce groupe, inspiré par les méthodes d’Extinction Rebellion et Just Stop Oil, avait déjà fait parler de lui en juin 2022 en interrompant une demi-finale à Roland-Garros quand une militante s’était attachée au filet.

Leur revendication principale : forcer le gouvernement français à s’engager sur un plan de rénovation thermique efficace pour les 5 millions de « passoires énergétiques » d’ici 2030, une mesure qu’ils considèrent comme essentielle face à l’urgence climatique.

Alice, militante de 32 ans et porte-parole lors de l’action du Tour, expliquait leur démarche dans un communiqué diffusé pendant l’interruption : « Je préférerais être avec mon grand-père à regarder le Tour en paix, mais le gouvernement ne fait pas son travail face à la crise climatique. Dans ce monde chaotique, nous serons occupés à lutter pour nous nourrir. »

Ce choix du Tour de France comme cible n’était pas anodin. Événement sportif mondial suivi par des millions de téléspectateurs, il offrait une visibilité maximale. Mais il incarnait aussi, aux yeux des militants, le paradoxe d’un sport présenté comme écologique mais entouré de controverses environnementales : caravane publicitaire de 137 véhicules, 18 millions de goodies distribués, partenariats avec des entreprises pétrolières comme TotalEnergies.

« Pas de cyclisme sur une planète morte » : le message qui a divisé

L’action de Dernière Rénovation a provoqué des réactions contrastées. Sur les réseaux sociaux, deux camps se sont rapidement formés. D’un côté, les défenseurs de la « sacralité » du Tour, indignés par cette perturbation d’un événement populaire considéré comme patrimoine national. De l’autre, des soutiens à la cause climatique voyant dans cette action un geste nécessaire face à l’urgence.

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Christian Prudhomme, directeur du Tour, a exprimé sa frustration lors d’une conférence de presse le soir même : « Le Tour de France est une fête, un moment de convivialité. On ne peut pas accepter que quelques individus gâchent la fête de millions de spectateurs au bord des routes. »

Tadej Pogačar, star du peloton, a montré plus de compréhension dans une interview à L’Équipe : « C’était une situation étrange. On ne s’attend pas à ça pendant une course. Mais je comprends que les gens veuillent faire passer un message important. »

Cette division reflétait un débat plus large : le sport peut-il rester en dehors des enjeux politiques et environnementaux ? L’utilisation d’événements sportifs comme tribune est-elle légitime ? Ces questions rappellent la dimension sociale et politique que prit le duel Anquetil-Poulidor, dépassant largement le cadre sportif pour devenir un symbole de fracture française.

Le Tour face à son empreinte carbone : le véritable enjeu révélé

Au-delà du coup d’éclat médiatique, l’action des militants a mis en lumière une réalité peu discutée : l’impact environnemental considérable du Tour de France. L’historien Jean Durry, dans son ouvrage « Tour de France : Une histoire d’environnement » (2023), détaille cette empreinte : « 137 véhicules dans la caravane officielle, 18 millions de goodies distribués, sans compter les centaines de voitures suiveuses, motos, hélicoptères et déplacements du public. »

L’action a également braqué les projecteurs sur les partenariats controversés. TotalEnergies, entreprise pétrolière régulièrement critiquée pour son impact environnemental, sponsor d’une équipe professionnelle. Des équipes comme Bahrain-Victorious ou UAE Team Emirates, financées par des monarchies pétrolières. Un contraste saisissant avec l’image d’un sport « vert » véhiculée par le cyclisme.

Ce paradoxe n’était pas nouveau. Dès 2013, ASO (Amaury Sport Organisation), organisateur du Tour, avait commencé à mettre en place des initiatives écologiques : tri des déchets, introduction progressive de véhicules hybrides. Mais ces efforts étaient jugés insuffisants par les militants écologistes face à l’ampleur du défi climatique.

L’été 2022, marqué par des records de chaleur et des canicules à répétition en Europe, rendait ces questions encore plus brûlantes. Selon l’analyse de Yann Le Meur, chercheur en sciences du sport interviewé dans Vélo Magazine en janvier 2023, « la température moyenne sur le Tour a augmenté de 1,5°C depuis 1980, obligeant déjà à raccourcir trois étapes entre 2019 et 2022 en raison des canicules. »

De la confrontation au dialogue : l’héritage inattendu de 2022

Si l’action de Dernière Rénovation visait à provoquer un électrochoc, elle a paradoxalement ouvert la voie à un dialogue constructif. Jean Durry note dans son livre que « l’action de 2022 a marqué un tournant, forçant le Tour à accélérer sa transition écologique déjà amorcée. »

Dans les mois suivant l’interruption, ASO a renforcé ses engagements environnementaux : réduction significative du nombre de véhicules suiveurs, diminution des goodies distribués, renforcement des zones de collecte de déchets sur le parcours. Des initiatives plus symboliques mais importantes comme la plantation d’arbres le long du parcours ont également été mises en place.

Plusieurs coureurs professionnels ont commencé à s’exprimer plus ouvertement sur les questions climatiques. Certains, comme Julien Bernard, ont même lancé des initiatives personnelles pour compenser leur empreinte carbone liée aux déplacements en compétition.

Cette évolution rappelle comment la renaissance de Freddy Maertens en 1981 avait transformé sa perception publique. De même, cette crise a permis au Tour de redéfinir son image et son rapport à l’environnement, passant du statut de cible des critiques à celui d’acteur potentiel du changement.

L’inévitable confrontation au tribunal : justice et activisme

L’action du 12 juillet 2022 n’est pas restée isolée. Le 22 juillet, lors de la 19e étape dans le Gers, six autres militants de Dernière Rénovation ont tenté une action similaire mais ont été rapidement interceptés par les forces de l’ordre. Cette fois, les conséquences judiciaires ont été plus sérieuses.

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Le 15 novembre 2022, les six militants interpellés lors de cette seconde action ont été jugés par le tribunal correctionnel d’Auch pour « entrave à la circulation ». Ils ont été condamnés à 500 euros d’amende avec sursis. Dans son jugement, le tribunal a souligné que « si le droit de manifester est fondamental, il ne peut s’exercer au détriment de la sécurité d’autrui. »

Ce procès a soulevé des questions juridiques importantes sur les limites du droit à manifester et la légitimité de la désobéissance civile face à l’urgence climatique. Un débat qui rappelle les luttes sociales et politiques qui ont jalonné l’histoire du cyclisme, à l’image de Julian Berrendero, qui passa du camp franquiste au maillot jaune après 18 mois d’emprisonnement, illustrant comment le cyclisme s’entremêle souvent aux contextes politiques de son époque.

Pour Dernière Rénovation, malgré les sanctions, l’objectif était atteint : leur message avait obtenu une visibilité internationale et ouvert un débat public sur la rénovation thermique des bâtiments et l’impact environnemental des grands événements sportifs.

Le Tour de France peut-il survivre au changement climatique ?

L’interruption du Tour 2022 a posé une question fondamentale : comment le cyclisme professionnel peut-il s’adapter au changement climatique ? Cette question dépasse largement le cadre d’une simple manifestation.

Yann Le Meur, dans son interview à Vélo Magazine, pointait du doigt un problème concret : « Le Tour devra repenser son calendrier et ses parcours pour s’adapter au réchauffement climatique. » Avec des températures dépassant régulièrement les 40°C en juillet, la période traditionnelle du Tour devient problématique tant pour la santé des coureurs que pour la qualité du spectacle.

Plusieurs pistes d’adaptation sont désormais envisagées : modification du calendrier (avancer le Tour en juin ou le décaler en août), parcours adaptés privilégiant les régions moins exposées aux canicules, étapes nocturnes pour éviter les heures les plus chaudes, protocoles renforcés pour la protection des coureurs.

L’ironie de la situation n’échappe à personne : le vélo, transport écologique par excellence, voit sa plus grande célébration menacée par le changement climatique même qu’il prétend combattre à son échelle.

Trois ans après cette interruption historique, le cyclisme professionnel se trouve à la croisée des chemins. Entre tradition et nécessaire évolution, il doit redéfinir sa place dans un monde en transformation rapide. L’action de Dernière Rénovation, au-delà de la simple perturbation sportive, aura peut-être contribué à accélérer cette prise de conscience.

Si le Tour de France a traversé deux guerres mondiales et d’innombrables crises au cours de ses 119 ans d’histoire, le défi climatique représente une menace d’un genre nouveau. La capacité de cet événement légendaire à se réinventer face à cette réalité sera déterminante pour sa pérennité.

L’histoire retiendra peut-être que ces neuf militants assis sur une route des Alpes en juillet 2022 auront, paradoxalement, contribué à sauver la course qu’ils entendaient perturber, en forçant le monde du cyclisme à affronter les réalités environnementales qu’il ne pouvait plus ignorer.

Thibault
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