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Au cœur de l’Italie de 1914, quelques semaines avant que l’Europe ne s’embrase dans la Grande Guerre, s’est déroulée une épreuve cycliste que les historiens considèrent comme la plus extrême jamais organisée. Sur 81 coureurs au départ de Milan, seuls 8 hommes reviendront. Voici l’histoire d’Alfonso Calzolari et du Giro le plus meurtrier de tous les temps.
Le défi impossible : 8 étapes titanesques dans l’Italie de 1914
Le 24 mai 1914, minuit sonne sur la piazza del Duomo à Milan. Sous la lueur vacillante des lanternes, 81 coureurs s’élancent pour la sixième édition du Giro d’Italia. Ils ignorent encore qu’ils participent à ce qui deviendra la course la plus brutale de l’histoire du cyclisme.
Cette année-là, les organisateurs de La Gazzetta dello Sport ont décidé de révolutionner leur épreuve en abandonnant le système de points pour un classement au temps, comme le Tour de France l’avait fait un an plus tôt. Cette innovation technique allait transformer la stratégie des coureurs.
« Le temps ne ment pas. Seuls les plus forts, pas les plus malins, méritent le maillot », déclare alors Armando Cougnet, directeur du Giro, pour justifier ce changement radical qui privilégie désormais l’endurance pure à la ruse tactique.
Le parcours défie l’entendement : 3 162 kilomètres répartis en seulement 8 étapes, soit une moyenne de 395 km par jour. Pour mettre ces chiffres en perspective, les étapes actuelles du Giro dépassent rarement 200 km.
« Nous avons conçu un parcours qui unira l’Italie non seulement géographiquement, mais dans l’effort et la souffrance », écrit La Gazzetta dello Sport dans son édition du 23 mai 1914.
L’Italie d’alors est un pays principalement rural, aux routes non goudronnées. Les coureurs devront affronter ce terrain avec des vélos rudimentaires : cadres en acier pesant près de 18 kg, pneus Clement Criterium de 32 mm, freins à cale en liège et surtout, absence totale de dérailleur. Pour changer de braquet, il faut s’arrêter et retourner la roue arrière, équipée d’un pignon différent de chaque côté.
L’étape de la mort : 19 heures d’enfer entre Bari et L’Aquila
Si chaque étape constitue un défi surhumain, celle reliant Bari à L’Aquila le 6 juin 1914 reste dans l’histoire comme l’apocalypse sur deux roues. Sur les 24 coureurs encore en lice ce matin-là, seuls 15 franchiront l’arrivée.
428 kilomètres à travers les Apennins, dans des conditions météorologiques catastrophiques : pluie diluvienne, routes transformées en bourbiers, températures chutant brutalement dans les cols. Giuseppe Azzini, alors leader du classement général, abandonne après s’être perdu et endormi d’épuisement dans une grange.
Luigi Lucotti, qui terminera troisième du Giro, témoignera plus tard : « J’ai vu des hommes pleurer comme des enfants cette nuit-là. Calzolari ressemblait à un fantôme qui pédalait dans l’obscurité. »
Le premier coureur, Alfonso Calzolari lui-même, mettra 19 heures, 34 minutes et 47 secondes pour franchir la ligne d’arrivée. Le dernier arrivera plus de 3 heures plus tard, après une journée entière passée sur son vélo.
L’écrivain britannique Tim Moore, qui reconstitua ce parcours en 2012 pour son livre Gironimo!, écrira : « Cette course n’était pas simplement dure – c’était un dialogue avec la folie. Calzolari n’a pas gagné ; il a survécu. »
Des vélos en bois contre les montagnes : le matériel de 1914
Pour comprendre pleinement l’exploit de ces hommes, il faut s’attarder sur leur équipement. Les vélos de l’époque n’avaient rien de commun avec les machines de carbone des pionniers du cyclisme moderne.
Chaque coureur devait assurer lui-même ses réparations. Une fourche cassée, un boyau crevé, une chaîne brisée – tout devait être réparé sur le bord de la route, avec les moyens du bord et sans assistance. Les archives photographiques Bettini montrent Calzolari réparant lui-même sa fourche cassée pendant l’étape Bari-L’Aquila.
La nutrition relevait également de l’improvisation la plus totale. Les registres de l’équipe Stucchi-Dunlop révèlent que Calzolari consommait principalement des œufs crus et du vin rouge pendant les étapes. Dans une lettre à son équipe, il implore : « Envoyez-moi des bandages et du cognac. »
Les tenues n’offraient aucune protection contre les éléments : maillots et cuissards en laine qui, une fois trempés, doublaient de poids et provoquaient de douloureuses irritations. Les casques n’existaient pas, seulement des casquettes en toile.
Ces détails techniques expliquent pourquoi la moyenne horaire de Calzolari (23,37 km/h) reste la plus basse jamais enregistrée dans un Grand Tour – près de deux fois moins que les 42 km/h actuels.
Le mystère Calzolari : comment un inconnu a triomphé des éléments
Qui était Alfonso Calzolari, cet homme capable de survivre là où 73 autres ont abandonné ? Né en 1887 à Vergato, près de Bologne, ce modeste coureur n’était pas considéré comme un favori au départ.
À 27 ans, Calzolari avait déjà participé au Giro 1913 sans résultat notable. Coureur indépendant avant de rejoindre la modeste équipe Stucchi-Dunlop, il possédait une qualité essentielle : une résistance physique et mentale hors du commun.
Son approche de la course était simple : avancer, quelles que soient les conditions. Pendant la terrible étape Bari-L’Aquila, alors que la plupart des concurrents cherchaient refuge, Calzolari continua de pédaler dans l’obscurité, guidé parfois uniquement par les éclairs.
Les rapports médicaux d’époque, conservés à Bologne, révèlent l’impact physique extraordinaire de cette épreuve. Les coureurs perdaient en moyenne 9,7 kg au cours de ces trois semaines. Trois d’entre eux souffrirent de cécité temporaire due à l’épuisement et aux conditions routières.
Le Dr. Luigi Rossi nota dans ses observations : « Des états de déshydratation comparables à ceux des soldats en campagne. » Ces documents médicaux constituent les premières études scientifiques sur l’endurance extrême en cyclisme.
Après sa victoire, dans ses mémoires intitulées Il Mio Inferno (1932), Calzolari écrira simplement : « Je n’ai pas crié de joie, j’ai pleuré comme un enfant. » Il prendra sa retraite sportive l’année suivante, mais vivra jusqu’à 96 ans, décédant en 1983 comme dernier témoin de cette course légendaire.
La controverse juridique : 14 mois de bataille pour une victoire
Le 7 juin 1914, lorsque Calzolari franchit la ligne d’arrivée à Milan après avoir parcouru la dernière étape depuis Turin, sa victoire est loin d’être assurée. Trois jours plus tôt, lui et deux autres coureurs (Clemente Canepari et Carlo Durando) ont écopé d’une pénalité de 3 heures pour avoir reçu une assistance extérieure.
Cette sanction, bien qu’importante, lui permettait de conserver sa première place au classement général avec 1 heure 55 minutes et 26 secondes d’avance sur Pierino Albini. Mais l’Union Cycliste Italienne, rivale historique de La Gazzetta dello Sport, conteste vigoureusement cette décision, estimant que les trois hommes auraient dû être purement et simplement disqualifiés.
S’ensuit une bataille juridique qui dure 14 mois. Les procès-verbaux du Tribunal Civil de Milan, datés de juillet 1915, révèlent l’ampleur de la controverse : 37 cas d’assistance motorisée sont examinés, témoins à l’appui.
L’enquête indépendante menée par le journal Il Resto del Carlino en juin 1914 apporte un éclairage intéressant sur les conditions de course. Selon leur investigation, 22% des abandons étaient dus à des sabotages, notamment des clous répandus sur les routes par des spectateurs mal intentionnés.
Finalement, le 15 juillet 1915, alors que l’Italie est déjà entrée en guerre, le verdict tombe : « La Giuria del Giro ha agito correttamente. Alfonso Calzolari rimane il vincitore legittimo » (« Le jury du Giro a agi correctement. Alfonso Calzolari reste le vainqueur légitime »).
Cette décision judiciaire établit un précédent important dans l’histoire du cyclisme, définissant les limites de l’assistance extérieure et renforçant l’autorité des organisateurs de course face aux fédérations.
Les huit survivants : que sont-ils devenus après l’enfer?
Des 81 partants, seuls huit hommes ont terminé cette épreuve titanesque. Leur destin après ce Giro mérite d’être raconté, tant il reflète l’impact physique et mental de cette épreuve surhumaine.
Alfonso Calzolari, le vainqueur, prend sa retraite sportive en 1915, sa santé durablement affectée. Il devient plus tard propriétaire d’un petit commerce de cycles à Bologne et vivra jusqu’à 96 ans, devenant une légende vivante du cyclisme italien.
Pierino Albini (2ème) et Luigi Lucotti (3ème) poursuivront leurs carrières jusqu’à la fin des années 1920, sans jamais retrouver de résultats comparables. Lucotti deviendra ensuite directeur sportif avant de se retirer dans sa région natale de Lombardie.
Parmi les autres finisseurs, Enrico Sala abandonnera définitivement la compétition, déclarant lors d’une interview en 1952 pour Miroir du Cyclisme : « Après 1914, chaque course me semblait facile, mais je n’avais plus le même homme dans mon corps. »
Plus impressionnant encore est le cas de Costante Girardengo, vainqueur de l’étape Lucca-Rome, qui abandonna lors de l’étape Bari-L’Aquila. Il deviendra plus tard l’un des plus grands champions italiens, remportant le Giro en 1919 et de nombreuses classiques. Comme Julian Berrendero après sa captivité, Girardengo tirera de cette expérience extrême une force mentale incomparable.
La Grande Guerre interrompra le Giro jusqu’en 1919, ajoutant encore à la dimension mythique de cette édition 1914.
L’héritage d’un Giro mythique : 110 ans d’influence
Plus d’un siècle après, le Giro 1914 continue d’exercer une fascination incomparable dans l’univers cycliste. Sa légende s’est construite sur des chiffres qui défient l’imagination : 90% d’abandon, étapes de 430 km, moyenne de 23,37 km/h.
Lors du centenaire en 2014, le Giro moderne a rendu hommage à cette édition légendaire en intégrant des ascensions mythiques comme le Stelvio et le Zoncolan – une façon de rappeler l’héritage d’endurance extrême, bien que dans des conditions incomparablement plus favorables.
L’impact le plus durable reste l’adoption définitive du classement général au temps, toujours en vigueur dans les grands tours. Cette décision a fondamentalement transformé la stratégie cycliste, privilégiant la régularité et la gestion de l’effort sur la longue durée.
La définition même de l’endurance cycliste a été façonnée par cette course. Des champions comme Fausto Coppi et Eddy Merckx ont souvent cité le Giro 1914 comme « la preuve que les limites humaines sont mentales », s’inspirant de cette épopée pour repousser leurs propres frontières.
L’écrivain Tim Moore, qui a reconstitué ce parcours sur un vélo d’époque en 2012, offre peut-être la meilleure perspective contemporaine : « Les descentes étaient plus terrifiantes que les montées. Avec des freins en liège sur des jantes en bois, sous la pluie, c’était un exercice de foi pure. »
Son livre Gironimo! a ravivé l’intérêt pour cette course oubliée, illustrant combien l’épopée de 1914 continue de fasciner les amateurs modernes de cyclisme.
Même pour des champions contemporains habitués aux efforts extrêmes, les conditions du Giro 1914 restent inimaginables. Comme l’a souligné l’épique duel Anquetil-Poulidor, les légendes du cyclisme se forgent dans des conditions extrêmes, mais aucune n’a jamais égalé celles affrontées par Calzolari et ses sept compagnons d’infortune.
Le record impossible à battre : pourquoi ce Giro reste le plus dur
La raison pour laquelle le Giro 1914 demeure inégalé en termes de difficulté tient à plusieurs facteurs que le cyclisme moderne ne pourra jamais reproduire – heureusement pour les coureurs actuels.
D’abord, les distances. Avec une moyenne de 395 km par étape, cette édition dépasse de loin les normes actuelles (environ 170 km). L’UCI limite aujourd’hui les étapes à 240 km maximum, rendant impossible toute tentative de reproduire de telles distances.
Ensuite, l’état des routes. En 1914, moins de 10% du réseau italien était asphalté. Les chemins de terre, les passages à gué et les sentiers de montagne constituaient l’essentiel du parcours. Aujourd’hui, même les sections de « sterrato » sont soigneusement préparées.
Le matériel représente un autre facteur déterminant. Les 18 kg des vélos d’époque, l’absence de dérailleurs et la fragilité des pneus rendaient chaque kilomètre plus éprouvant. Les données conservées dans les archives Stucchi-Dunlop révèlent que Calzolari utilisa 14 boyaux de rechange pendant le Giro.
L’absence d’assistance médicale moderne joua également un rôle crucial. Le Dr. Luigi Rossi notait dans ses rapports : « Des états de déshydratation comparables à ceux des soldats en campagne », une condition qu’une simple perfusion résoudrait aujourd’hui.
Enfin, l’absence de couverture médiatique en direct laissait les coureurs dans un isolement psychologique total. Sans oreillettes, sans voitures d’équipe, sans hélicoptères – juste l’homme, sa machine et des centaines de kilomètres de routes hostiles.
Ces éléments combinés créent un défi qui ne sera jamais égalé, faisant du Giro 1914 non seulement la course la plus difficile de l’histoire, mais probablement la plus extrême qui puisse être imaginée dans le sport professionnel.
Comme l’écrivit simplement La Gazzetta dello Sport le 8 juin 1914 : « Seulement huit héros ont défié l’enfer. Calzolari n’est pas un homme, c’est un monument à la volonté. » Plus d’un siècle plus tard, ces mots résonnent toujours comme l’épitaphe parfaite pour une course qui redéfinit à jamais les limites du possible.
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